Filigranes
: Depuis quand t’intéresses-tu au théâtre ?
Laure-Anne
Fillias-Bensussan : Depuis la préadolescence, autour de mes
quatorze ans : j’ai vu Lorenzaccio en plein air sur des tréteaux, puis
Cyrano de Bergerac à la Comédie Française avec Georges Descrières. Du
romantique à souhait ! J’ai cherché un club de théâtre. En vain ! A
l’époque, il y avait peu de formations d’amateurs, un vide sidéral au
lycée, et j’ai trompé ma frustration par une fréquentation assidue des
théâtres dès que j’ai pu y aller par moi-même plus
régulièrement. Parallèlement j’ai découvert l’opéra.
Étudiante à Paris, je n’ai plus cherché de cours de pratique, sans doute
que je ne m’y autorisais plus, mais je me suis remise à la chorale,
délaissée depuis la 5ème ! Je suis revenue ensuite au théâtre par le
biais de l’enseignement en faisant travailler les élèves en collège ;
c’était il y a plus de vingt ans.
Quelle
formation théâtrale : de "pro" ou de "prof ?"
L-A.F-B. :
J’ai commencé à me former dans les années 90, d’abord dans une Maison de
la culture à Saint-Just à Marseille, puis dans l’Éducation Nationale au
rythme d’un stage par an avec des metteurs en scène professionnels de la
scène marseil-laise ou aixoise : Andonis Vouyoucas, Françoise Chatôt,
Christelle Rossel, Pierrette Monticelli, Jean-Pierre Raffaelli, tout
récemment avec le grand Jean-Pierre Vincent. Ce dont je leur suis
reconnaissante, c’est de leur générosité ; ils nous ont fait travailler
avec exigence et respect, j’oserais dire comme des pros, en tout cas pas
comme des profs.
Filigranes :
Que sous-entendrait l'expression "faire travailler comme un prof ?"
L-A.F-B. :
Comme des amateurs ou des joueurs du club de bridge ! Tout dans la tête,
rien dans le ventre et le corps ou la sensibilité. Leur enjeu, c’est
aussi que nous transmettions leur passion. Pour nos élèves, on pouvait
réinvestir toute notre expérience de plateau, une liberté de circulation
entre le corps et la parole écrite ou orale ; c’est plus dur qu’on ne
croit pour des pré-adolescents. Et puis, j’ai fait un stage passionnant
à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon qui associait pratique de
plateau et écriture théâtrale avec un auteur, Françoise Pillet et une
comédienne, qui écrit aussi, Nathalie Fillion. Bizarrement, j’ai eu la
sensation de plus avancer du côté scène que du côté papier ; en
écriture, c’était plus les échanges d’écritures qui étaient intéressants
que les règles du jeu des ateliers eux-mêmes ; mais peut-on savoir si et
quand on va voir l’arbre faire du fruit ?
Filigranes :
Quel est actuellement ton métier :
enseignante, dramaturge, ou… ?
L-A.F-B. :
Mon métier, c’est l’enseignement, je suis professeur de lettres au lycée
Artaud à Marseille. Je dois toujours assurer en même temps du français
ou du latin ; et puis, depuis un an et demi, je suis en partie
responsable des options théâtre, facultative et obligatoire du bac, on
dit « expression dramatique »
Cela consiste tout d’abord à enseigner des bases d’histoire et d’analyse
théâtrale (évolution des formes et des mises en scène, des grandes
théories, etc.)
Ensuite, les élèves doivent apprendre à déchiffrer les signes d’une
représentation, on appelle cela "l’école du spectateur". Ils vont voir
sept à douze spectacles par an ; nous avons pour partenaire à Marseille
le théâtre Gyptis, qui nous abonne à tous ses spectacles, nous ouvre ses
portes pour une découverte du lieu et de "l'entreprise" théâtre, et pour
la présentation des travaux de fin d’année de nos élèves. Mais nous nous
efforçons de leur faire découvrir d’autres salles marseillaises, grandes
ou petites. La semaine prochaine, je serai avec eux mercredi soir au
Gyptis pour : Ah ! Dieu, que la guerre est jolie, de Joan Littlewood et
samedi avec un groupe de volontaires à La Minoterie, une salle plus
petite, pour Quai ouest de B-M Koltès. Nous irons aussi au moins une
fois à la Criée, voir un Shakespeare, et plus si affinités.
Le dernier - mais non moindre - pan de ce travail, c’est la formation à
la pratique dramatique en plateau : un comédien conventionné par le
théâtre partenaire s’occupe des élèves avec l’enseignant. L’an dernier
avec deux groupes distincts, on a monté un projet commun : j’avais
choisi Amorphe d’Ottenburg, de J-Cl. Grumberg. En cours d’année, on
réalise deux ou trois travaux d’atelier plus limités, en lien avec les
spectacles vus et les contenus approchés, avec des objectifs précis.
Filigranes :
Il y a donc un partage des rôles entre pros et profs ?
L-A.F-B. :
Le garant artistique, c’est le comédien, le professeur est le garant
pédagogique, et l’auteur du projet annuel en fonction des programmes et
des cours théoriques ; en pratique, c’est une vraie coopération,
j’écoute les conseils ou propositions du comédien sur le projet, il
apporte ses éclairages de terrain sur les questions théoriques abordées,
et de mon côté, je me sens autorisée à faire des propositions qui
touchent plus à l’artistique, et à les mettre en oeuvre ; il faut se
parler pour que le projet soit intéressant. De plus, si l’un des deux
est absent au travail ou ailleurs, la séance est de toute façon assurée
par l’autre. C’est vrai qu’il faut une bonne entente et beaucoup de
respect ; j’ai eu de la chance jusqu’à maintenant, car on s’est toujours
mis d’accord assez facilement, même quand j’étais à l’Estaque avec un
autre comédien.
Le rapport au
texte en situation pédagogique
Filigranes :
Montez-vous des intégrales ?
L-A.F-B. :
Non ! On est ainsi obligé de "retravailler" le texte d’auteur, de le
"caviarder" afin qu’il ait un format raisonnable pour de jeunes
débutants qui n’ont que deux mois pour le présenter. Cela revient à
garder une quinzaine de pages A4 sur une pièce de 120 pages, tout en
maintenant la cohérence dramatique, le ressort. Parfois il faut écrire
des textes de raccord pour l’enchaînement, et une meilleure
compréhension du public et des acteurs-élèves…
Filigranes :
Sans regrets ?
L-A.F-B. :
Il faut être modeste ; ce sont des travaux d’atelier ; je fais attention
quand je choisis. Il y a des pièces plus "bavardes" que d’autres, on les
caviarde avec moins de remords ; sinon il vaut mieux se contenter de
choisir quelques scènes et de "sortir du jeu" pour expliquer le lien au
spectateur. Nos critères de caviardage ou de réécriture ponctuelle
reposent sur le souci de faire produire aux adolescents un travail à
leur mesure, mais exigeant ; le respect du texte vient en terminale
quand ils travaillent les œuvres au programme, mais jamais en intégrale
sur le plateau ; ce sont souvent d’énormes oeuvres.
Filigranes :
Selon quels principes choisis-tu les textes à travailler ?
L-A.F-B. :
Comme il faut chercher des textes à proposer aux élèves en fonction
d’une optique pédagogique, à savoir le projet d’année, la découverte de
la création contemporaine, l’approche d’un genre, de plusieurs sortes de
rôles et d’approches de jeu (psychologique, expressionniste, stylisé…) ;
il faut aussi les distribuer au mieux, le plus équitablement, pour que
nos apprentis comédiens ne soient pas frustrés ; on ne doit pas
distribuer de façon sélective comme un metteur en scène, mais donner à
essayer de tout à tous ; et il faut aussi leur proposer, du moins en
seconde, des problématiques qui ne les découragent pas, je veux dire, le
bébé peut se régaler de purée et de soupe avant de découvrir le
cassoulet ; Platonov ou Bond, on peut essayer un peu en seconde, mais en
gros, c’est pour les terminales. De plus, c’est dur de trouver des
pièces avec beaucoup de rôles féminins (comme à Filigranes, nous avons
une majorité de filles). Ainsi suis amenée à lire beaucoup plus de
théâtre contemporain qu’avant. C’est très foisonnant, et la tâche est
assez difficile. Au bout du compte bien sûr, c’est moi qui choisis en
fonction de ce que j’aime et aussi de ce que je "vois" avec ce
groupe-là d’élèves ; mais j’en discute toujours avec le comédien
partenaire, et je tiens à son accord ; sinon je cherche autre chose.
Parfois, il propose des textes, une idée, et je lui fais confiance. En
terminale, le programme est imposé, et c’est menu cassoulet garanti.
Filigranes :
Comment former à la variété des types de textes ?
L-A.F-B. :
Par la pratique. Nous faisons des incursions dans différents types de
textes. Actuellement nous travaillons en improvisation à la manière
d'une revue de théâtre cabaret sur un corpus de textes non-théâtraux,
des lettres de délation des années 40 (un recueil d’archives d’André
Halimi). Les meneurs de revue inventent leurs propres textes de
jonction, qu’ils fixeront par écrit quand ils seront efficaces, à savoir
clairs et le plus brefs possible, voire peut-être aussi, drôles. Le
professeur peut devoir effectuer quelques modifications pour conserver
la cohérence des éléments du groupe. Faire du théâtre et en écrire,
c’est faire vivre l’interaction entre le jeu, le corps, la parole. Il y
a un an, on travaillait sur Dürrenmatt, après avoir essayé des bouts des
Justes de Camus. L’année dernière, comédie de Plaute, puis tragique
contemporain autour des mythes, et le tout en lien avec les spectacles
vus.
Le désir
d'écrire
et d'adapter à son tour
Filigranes :
Peux-tu évoquer à présent ton travail réalisé sur l’adaptation du
Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau ?
L-A.F-B. :J’ai
écrit sur une commande d’un jeune metteur en scène, Ladislas Chollat,
qui a été assistant de Gildas Bourdet à Marseille, à La Criée, puis à
Paris. Il est actuellement responsable artistique de la Scène Nationale
de Beauvais. Nous avions travaillé ensemble pour les élèves en collège à
l’Estaque plusieurs années et nous nous connaissions bien. J’ai vu
toutes ses créations (sauf celles de Beauvais, mais elles vont tourner)
que j’ai beaucoup appréciées.
Il y a quelques années, Ladislas Chollat m’a proposé de faire
l’adaptation de ce texte "para-naturaliste" pour le mettre en scène, et
je n’ai pas résisté à la tentation, même si c’est une des formes
d’écriture parmi les plus exigeantes, les plus difficiles selon moi.
Mais comme au fond, l’adaptation laisse une petite liberté de forme tout
en donnant une matière qu’il faut juste remodeler, je me suis dit que je
pourrais peut-être essayer.
Filigranes :
Quelles étaient les contraintes ?
L-A.F-B. :
Il faut écrire en gardant dans l’écriture la place de l’espace, du
temps, du plateau, des corps. Le bavardage, les états d’âme sont vite
insupportables s’ils sont décrochés de la dramaturgie, les descriptions
ne doivent jamais être de pur lyrisme ou de pur comique, l’action doit
toujours "y retrouver ses petits", En tout cas chez les vrais
dramaturges ; c’est le cas chez Claudel ou Tchékhov par exemple, où la
parole lyrique, les images ne distendent pas le fil de l’action mais le
resserrent au contraire.
Filigranes
: Du roman à la pièce de théâtre, c'est souvent le grand écart. Comment
passer d'un univers à l'autre?
L-A.F-B. :
Les descriptions ne peuvent pas devenir systématiquement des didascalies
("Indication de jeu donnée par l'auteur à un acteur sur son manuscrit"),
il faut transposer l’univers de l’œuvre, en en sélectionnant ce qu’on
perçoit comme relié aux significations majeures de l’œuvre ; c’est
forcément un peu subjectif, d’où la possibilité de faire des adaptations
très différentes d’une même œuvre. Il faut aussi contracter le temps,
l’espace, faire dans le texte la place au hors-scène, et réduire le
nombre de personnages, en se souvenant que les productions de théâtre
n’ont en général pas de gros moyens, et que le plus cher, c’est le
travail des artistes.
De plus, les didascalies n’engagent que celui qui les écrit. On est
tenté d’en proposer, parce qu’au moment où on écrit ou réécrit, on
"voit" sa scène et on a envie de la donner à voir. On ne doit pas se
substituer au metteur en scène bien sûr. Certaines didascalies cependant
sont parties prenantes du projet théâtral de l’auteur : chez Beckett,
quand les mots et les corps se défont, il reste l’espace, les sons, donc
la parole qui les dit. Tout récemment cependant, un grand metteur en
scène, Jean- Pierre Vincent, nous disait en stage que quand il avait
affaire à un texte bien fait, il faisait jouer a priori les didascalies,
quitte à s’en écarter légèrement ensuite, c’est une manière de faire
confiance jusqu’au bout au projet du dramaturge, d’expérience, c’est
pour lui la meilleure solution.
Pour ma part, je fais des propositions. Mon petit texte, simple
adaptation, est au service de la création du metteur en scène. Alors mes
didascalies…
Filigranes
: Ne risque-t-on pas, en pas-sant d’un roman foisonnant à une pièce de
théâtre, de se perdre dans le détail ?
L-A.F-B. :
Certes, car il faut aussi restructurer l’ensemble. C’était un peu
compliqué pour cette oeuvre, puisqu’il s’agissait d’un roman qui a la
forme d’un journal, c’est-à-dire une succession d’épisodes relativement
indépendants organisés autour d’un personnage, de son parcours, de ses
rencontres, d’un climat, d’une société dure et hypocrite. Le fil
dramatique n’est pas unique en raison de la durée étirée de la fiction.
C’était difficile à faire fonctionner en deux heures, et de préférence
moins, sur une scène. Il y avait donc une chronologie que j’ai choisie
de ne pas utiliser telle quelle. J’ai écrit une fausse suite, dans
laquelle pouvaient alors figurer concomitamment des personnages jugés
significatifs du parcours, des rencontres, de l’univers, de la société
présentés dans le roman, et revenant hanter la vie de Célestine.
Filigranes :
Comment créer un rythme propre au théâtre, une tension dramatique ?
L-A.F-B. :
C’est tout le problème. En créant une structure dramatique autour d’un
ou plusieurs nœuds. Resserrer dans l’espace et le temps. Le roman fait
452 pages, la lecture de la pièce a duré 1h20. Il fallait faire vivre
tout ce monde dans un seul lieu, respecter l’unité de lieu du plateau
qui, sauf superproduction, ne peut se permettre plus d’un ou deux
"décors" dans sa scénographie. J’ai reconstruit l’histoire, en partant
du café de la scène finale. J’ai fait rencontrer Célestine avec un
auteur qui lui aurait un peu volé sa vie, et j’ai fait fonctionner des
scènes rétrospectives autour de l’objet "journal" présent sur scène.
C’était tout un travail de collage, donc de reconstruction, alors qu’il
n’y avait pas, de mon point de vue, de quoi faire une dramaturgie avec
le texte initial, bien qu’il comportât beaucoup de faits divers,
meurtres, escroqueries, vols, viols et autres moteurs d’action
potentiels.
Filigranes :
Une adaptation, c'est toujours une interprétation…
L-A.F-B. :
J’avais lu le roman il y a longtemps, ma relecture avant d’attaquer le
chantier a été totalement influencée par la perspective de cette
adaptation au théâtre. En revanche, je ne connaissais pas l’excellent
film de Bunuel avant de travailler. Lui a choisi un autre parti pris :
celui de montrer la réussite sociale d’une jolie fille sans scrupule
dans un univers feutré, fermé et inquiétant, en sélectionnant deux
épisodes aux deux bouts du roman, en les enchaînant, en réduisant le
nombre des personnages.
Pour ma part, ce qui m'intéressait c'était le défilé des personnages,
leur "grouillement", leur animalité, leur folie, leur misère sociale et
morale. Un univers violent, déjanté. Et puis formellement, je ne voulais
pas de monologue, il y en a beaucoup trop à mon goût dans le théâtre
actuellement, surtout pour des raisons financières. Il me semble que
l’échange de paroles, les voix, c’est primordial au théâtre. J’ai
négocié jusqu’à sept personnages avec le metteur en scène, plus un
pianiste de café bastringue. Il a accepté !
L'écriture théâtrale,
une affaire interactive
Filigranes :
Quelle a été la réaction de ton metteur en scène ? Avez-vous travaillé
ensemble pour cette adaptation ?
L-A.F-B. :Je
lui ai soumis un plan initial qu’il a approuvé. Ensuite, je lui envoyais
les différentes parties, les divers tableaux au fur et à mesure.
J’attendais sa réaction, ses suggestions. Il m’a suggéré des coupures,
des développements, mais l’écriture en elle-même était de mon ressort.
Par ailleurs, je dois dire que j’ai repris presque intégralement, et
avec plaisir, certains dialogues du roman, particulièrement savoureux.
Filigranes :
Combien de temps a duré cette écriture d’adaptation ?
L-A.F-B. :
Plus d’un an ! En parallèle j’avais plusieurs chantiers : Filigranes
auquel je participe depuis 1989, un article et le projet de thèse sur Le
Soulier de satin de Claudel, et le travail d’écriture à quatre mains
avec Bernard Morens, qui s’est concrétisé par la publication d’un
recueil, Cette nuit où la lune règne nue.
Filigranes :
Comment mènes-tu de front ces diverses écritures poétique, théâtrale,
universitaire ?
L-A.F-B. :
Pour moi, l’écriture est de la parole, et en ce sens, j’aime bien
travailler, me mettre en dialogue avec quelqu’un d’autre, c’est
peut-être pour cette raison que je suis une fidèle de Filigranes. Par
ailleurs, au théâtre, on est forcément en équipe et en plus dans le
texte, ça parle ! Même dans les monologues, il y a des voix.
Ce qui m’intéresse, plus encore que d’écrire sur l’écriture théâtrale,
même si parfois c’est utile de faire le point, c’est soit de transmettre
un savoir-faire, soit de partager une expérience, une humanité. Mais il
est vrai qu’au fond, toute écriture est toujours pour quelqu’un, et en
ce sens même l’écriture de commentaire met en lien avec d’autres. Cela
dit, l’écriture universitaire est sous le boisseau ; le théâtre, c’est
très chronophage, et il me faut faire des choix.
Du théâtre au poème
Filigranes : De quelle manière ton écriture à Filigranes a-t-elle
évolué depuis que tu t'es engagée plus avant dans l’enseignement de la
pratique théâtrale ?
L-A.F-B. :
J’ai pris conscience d'un infléchissement dans mes textes. Dans mes tout
derniers textes, je fais apparaître plusieurs voix, presque de façon
systématique. J’écris en entendant… des voix (!!!) mais comment
transmettre aux autres cette polyphonie ? C’est une quête, un
objectif et il arrive que cela puisse ne pas fonctionner car il me
revient parfois que mes textes ne seraient pas toujours clairs. Je
précise que je ne recherche pas du tout l’hermétisme, la préciosité du
lexique. Je suis en quête d’une certaine limpidité au contraire. Il faut
travailler et puis peut-être, un jour…
Filigranes :
Dans ce domaine on pourrait aussi s'interroger sur les attentes et les
normes du lecteur…
L-A.F-B. :
Oui et non. Je ne peux écrire que comme je suis. On peut
s’interroger, mais on n’écrit pas en fonction de cela. Comme lectrice,
j’aime bien aussi comprendre quelque chose, comme écrivante (j’allais
écrire écrevisse !!!) j’aimerais être reçue, entendue, et je regrette si
ce n’est pas le cas. Mais cela me fait réfléchir sur le chemin que je
peux avoir à faire aussi comme lectrice, de moi au texte lu, du texte lu
à moi. Moi, je voudrais faire (je dis exprès "faire" et non "avoir") une
écriture très physique, avec la place de plusieurs souffles ou
respirations. Comme la musique ou le chant que je pratique depuis dix
ans avec passion, et surtout des doutes sans cesse aussi! La musique et
le théâtre sont très complémentaires et puis le théâtre, grand
cannibale, se nourrit de plus en plus de tous les autres arts, vidéo
comprise.
Quels renouvellements
dans l'écriture théâtrale contemporaine ?
L-A.F-B. : On en revient au tragique de nos jours, même si on
spécifie de moins en moins le registre. On dit "une pièce" mais
certaines sont des tragédies. Ce dont témoignent les formes : une
écriture de chœur qui revient de plus en plus (chez Edward Bond par
exemple) ou des écritures à voix alternée (chez Michel Vinaver). J’ai lu
récemment un texte japonais qui s’y adonne aussi. C’est peut-être un
retour au tragique antique, mais dans un complet changement de
perspective. Il n’y a plus aucune retenue de la langue ni de la mise en
scène. Plus rien n’est interdit sur le plateau, ce qui donne lieu au
meilleur et au pire, mais permet en tout cas le meilleur.
Filigranes
: Pourquoi cet intérêt pour l’écriture théâtrale tragique ?
L-A.F-B. :
D’une manière générale, ce que je préfère ce sont les textes qui
m’atteignent directement, qui vont chercher au fond de l’être et dont
j’ai la sensation (est-ce une illusion ?) qu’ils rencontrent les autres
au même endroit qu’ils me rencontrent, dans la part la plus nue et la
plus vulnérable de mon humanité. Le tragique en général se situe, me
semble-t-il, à cet endroit-là.
Un sens du tragique contemporain s'affirme fortement chez des auteurs
comme Bernard-Marie Koltès ou Edward Bond, dans certains textes de Jon
Fosse peut-être. D’une manière générale, les textes contemporains font
une grande place à la violence mais tous ne relèvent pas du tragique,
les enjeux peuvent être strictement psychologiques, et ce côté limité
les soustrait selon moi au tragique. Pour moi, la violence est partie
prenante dans la forme tragique. Mais cette forme doit aussi avoir une
dimension mythologique, une perspective universelle qui rattache l’homme
au monde et à la condition humaine.
Dans les œuvres que j’ai lues, - c’est forcément partiel - on en revient
à une sorte de fatalité qui n’a plus rien à voir avec les dieux de
l’antique ou qui ne fait plus référence à la liberté ou à un destin de
l’homme. Dans ces pièces, le personnage souvent sans nom, est totalement
"agi" par le monde et la société, son espace de liberté n’est même plus
d’accepter l’arrêt du destin, comme chez les Grecs, ni de fonctionner
avec l’absurdité du non-sens, comme chez Beckett, mais de vivre avec la
violence des hommes, avec pour seul choix de choisir la violence la
moins inhumaine entre deux violences, entre survie et désir. La
réécriture des mythes antiques tente encore les auteurs vivants, avec
plus ou moins de bonheur, le danger est la totale intemporalité de leur
ancrage. A coup sûr, elle les éloigne de l’universel, qui est mieux
entendu quand il s’enracine dans la chair et le quotidien de l’homme.
La création
et les valeurs
L-A.F-B. : On peut se demander si l’art en général et l’écriture
en particulier n’ont pas à rebondir sur ces deux moteurs, la survie et
le désir, qui traversent les quêtes des créateurs pour réinventer
l’homme ou les hommes dans leurs rapports entre eux et au monde, dans
une perspective moins, je dirais "atterrante" comme on peut les vivre
dans un premier temps. Car on sort parfois tellement désespéré de
certaines de ces créations !
Il est clair que l’art ne doit pas donner de leçons, mais renvoyer
l’homme à des questions du type : qu’est-ce qu’être humain ? Où trouver
l’humanité au cœur de l’inhumain ? C’est pourquoi je pense que la
responsabilité du metteur en scène est fondamentale : il ne doit pas
escamoter sous un déferlement de violence et de désespoir, redondants
par rapport au texte, le questionnement que porte ce texte, mais
s’arranger pour que le spectateur se pose aussi ces questions à la
sortie. Un spectateur désespéré ne va pas changer le monde en sortant du
théâtre ou de l’expo ou du film ; car il me semble que ce questionnement
atteint aussi les autres arts.
Filigranes :
Dans une situation aussi désespérément "vide", n’y aurait-il pas
quelque chose à réinventer ?
L-A.F-B. :
Je ne sais pas si on peut dire vide. Car il ne s’agit pas d’être naïf et
de préconiser juste de rembobiner la cassette avant Brecht et Ionesco,
et de se payer de bonnes intentions. Quelque chose de l’ordre de la
liberté de l’homme ou des hommes peut être au bout de la quête. Quelque
chose qui pousserait le spectateur dehors avec l’envie de vivre (et non
pas de survivre ?) et que les autres vivent. Quelque chose qui renoue
avec le collectif au théâtre, car cette route doit continuer à être
explorée. Quelque chose qui renoue avec le plaisir d’être tous ensemble,
une liturgie laïque, qui donne de la force.
Le théâtre est un lieu de cri politique, social, personnel,
métaphysique. Quel(s) langage(s) lui reste-t-il pour que ce cri libère
et grandisse l’homme et quels projets ? Je sais, voilà de l’humanisme,
le gros mot, mais après Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge et le Rwanda,
ce mot torpillé et dynamité doit se construire un autre sens, trouver
d’autres formes.
Quelles ouvertures, aventures, projets ?
L-A.F-B. : J’ai un projet que j’aimerais mener à terme : un
recueil de poèmes sur la condition des femmes victimes des hommes. Cette
injustice est aussi grave que l’injustice Nord-Sud, et elle en est une
composante. J’ai un peu commencé, dans les derniers Filigranes. Mais
comment leur donner la parole ? D’une manière générale, à quelles
conditions a-t-on le droit d’écrire au nom des autres, sur leur
souffrance ? Ce questionnement rejoint ma réflexion sur le tragique.
Cette question, soulevée en séminaire, concerne le prochain numéro de
Filigranes, Une date, forcément. On peut penser qu’une telle écriture
requiert, en amont, un travail de documentation considérable, du moins
pour les dates "publiques" surtout quand elles sont aussi des fosses
communes ou des puits de souffrance. C’est pour moi un obstacle majeur à
la mise au travail, à cause du temps de recherche, de maturation, donc
de la disponibilité nécessaire.
Enfin, je caresse le projet d'écrire, un jour peut-être, une pièce de
théâtre sur un mythe biblique, mais bien sûr sans perdre de vue ces
questionnements, et ancré dans une réalité contemporaine précise…
Cet entretien a été mené
par Sophie Chambon et Agnès Petit.
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