"Sur la corde raide"
("Les quat' z'arts" Vol 3)
"De tout, il resta trois choses : la certitude que tout était en train de commencer, la certitude qu’il fallait continuer, la certitude que cela serait interrompu avant que d’être terminé. Faire de l’interruption, un nouveau chemin, faire de la chute un pas de danse, faire de la peur un escalier, du rêve un pont, de la recherche...une rencontre."
Fernando Sabino, O encontro marcado
(merci à Nicole Digier)
Ils étaient femmes, hommes, enfants, jeunes, âgés et pas. Ils étaient mariés, ils vivaient seuls, ils étaient amants, ils ne l'étaient pas. Ils ont été atteints. C’est à eux que nous pensons en ce moment présent que nous ne savons comment qualifier. À ce qui fut corps en chacun et mouvement vers l'autre. À ce qui fut vertige et force les poussant à la rencontre. Hier encore désir, puissance et jubilation, souffles échappés désormais, laissant un monde entier dans le deuil.
De bien peu sont les mots avec lesquels nous écrivons. Faire droit à une parole qui saisit les corps libres, c'était hier comme traverser un ciel et le croire sans nuages. Nous y consentions sans peine au motif que célébrer l'un des quat' z'arts, le plus inconfortable de tous peut-être pour nous, sujets de plume et d'écrans, serait ici notre pari commun.
Mais quand autour de nous vivre fut mis à mal, quand notre quotidien se barda et se fit geste barrière, quand le lien avec les autres ne fut plus de chair, ni de matière, ni de temps, mais d'octets circulant dans les réseaux, quand chacun se fit émetteur de flux seulement1, alors retrouver l'optimisme qui nous habitait en cette fin d'hiver dernier et le défi que nous nous étions lancés à écrire nos pas de danse fut épineux soudain.
Dans ce temps d'avant confinement, nous restions ingénus. Explorer la naissance du mouvement en nous et chez l'autre, imaginer son émergence, son assomption, ses arrachements, soulèvements et chutes peut-être, c'était sans façon. L'écriture, comme la vie, n'était encore que passage et paliers. Une succession de vagues qui traversent pages et plages, une montée en puissance, une avancée, des reculs mais toujours l'espoir, un chemin vers l'apogée, un climax - qui sait- , au bout un clinamen peut-être. L’irruption de mille visages.
Aujourd'hui le vivant est violence. Il se déploie dans l'ombre portée du drame. Notre naïve désinvolture est ébranlée. À l'échelle du monde la voilà rongée, cœurs et poumons corrodés par ce qui d'invisible dans nos corps mêmes nous atteint.
Nos langues mises à l'épreuve. Sauront-elles encore garder leur capacité à dire, à entrer dans le double espace du je et des jeux ? Ou, au passage des flux, auront-elles au contraire perdu leur double et partenaire : l'autre, le corps et le devenir des choses ? Vient un sentiment d'urgence, une colère froide, un refus. Entendons la poétesse2 : "au fond la danse, et avec elle la musique, répond à cette question vitale : comment mettre en forme le temps qui passe ? Que faire de son temps et de son corps dans le temps ? Puisqu’il faut bien arriver à se mettre au monde soi-même".
Alors, collectivement, en ce temps de suspens, qu'imaginer d’autre si ce n'est continuer de naître. Résister à ce que nous pourrions devenir. Retenir entre nos doigts ce que nous avons été. Dire ce que nous sommes. Confier au maelström des mots qui nous ont été légués ce fragment de culture qu'un virus avait cru mettre à mal.
Cet éclat, un bout d'humanité, lecteur, se dévoile ici au fil des pages. Il s'appelle savoirs du chant et de la danse, art de la séduction et du conflit, science de la maîtrise et des dérèglements. Il est musique singulière, invention sans cesse renouvelée d'un vivre côte à côte, corps à corps, face à face, corps contre corps.
Lançons par textes interposés notre bouteille à la mer.
MN (avril 2020)
(1)"Le monde numérique a porté le miroir à son degré ultime d'efficacité. Il a mis à genoux l'histoire de l'ombre en nous faisant croire qu'il peut exister un monde sans opacité, (…) translucide et transparent à lui-même, sans attribut nocturne", in Achille Mbembe, Brutalisme, (La Découverte)
2)Ariane Dreyfus, La lampe allumée dans l’ombre (José Corti)
SOMMAIRE
Éditorial
NAISSANCES
Natalie RASSON Ce petit pas du bord
Laure-Anne FILLIAS-BENSUSSAN Le Sacre du printemps
Annie SKRHAK Le lac des cygnes
Claude OLLIVE En chanson
Teresa ASSUDE Envols
Jeannine ANZIANI C’est calme
Chantal ARAKEL Un air de banlieue
ÇA TANGUE, L’ÉCRITURE
Jacqueline L’HEVEDER Harangue
Olivier BLACHE Dansable
Jean-Jacques MAREDI Corps qui danse
Anne-Marie SUIRE Tentative
Arlette ANAVE Dans l’ancien monde
Françoise SALAMAND-PARKER Figures cavalières
CURSIVES
"Comme si le corps était le lieu de tous les poèmes”
Un entretien avec Xavier LAINÉ, poète, kinésithérapeute, musicien, comédien.
Au carrefour des arts (Texte de Xavier Lainé)
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FANTASIA
Anne-Claude THEVAND Les flots de mon âme & Mauvais augure
Chantal BLANC Abracadabra
Marie-Christiane RAYGOT J’allais
Michel NEUM AYER La nuit venue
Claude BARRÈRE Autoportrait au paysage
Marie-Noëlle HOPITAL Apocalypse
Agnes PETIT Corps défendant
Paul FENOULT Minuit et quart
Michèle MONTE Debout
Les illustrations
- Couverture & p.15 - 28 - 40 - 41
de ce numéro sont d’Anne-Claude Thevand

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