Anne Laure Fink, plasticienne qui
travaille à Aix-en-Provence, est née en Allemagne. Elle a été professeur de langue, musicienne mais surtout nous confie d'emblée "qu'à côté, elle sculptait, dessinait".
"J'ai reçu une formation en arts plastiques mais, trop théorique, celle-ci ne me suffisait pas" dit-elle. "Je suis alors devenue, tout en travaillant, l'assistante de René Rovellotti, sculpteur-fondeur à Saint-Chamas. Avec lui, j'ai appris à couler les bronzes à la cire
perdue.
Puis, en Avignon, j'ai rencontré Gilbert Bottalico (prix de Rome) avec qui j'ai fait de la sculpture, beaucoup de dessin, de la gravure. J'ai aussi travaillé avec Philippe Laffont, buriniste dans le sud-ouest.
Pendant tout ce temps, à côté, j'étais
prof de lycée !"
Au cours de cet entretien, conçu comme un parcours en regard de quelques
œuvres, Anne Laure Fink nous fait entrer dans un monde où dialoguent création et artisanat, où se côtoient végétal et minéral, où les mots sont à leur place,
juste leur place.
Entre art et artisanat…
Filigranes : Votre travail nous
renvoie semble-t-il, à une vision (serait-elle germanique ?) de la création dans laquelle on a "les pieds sur terre"…
A L.F. : Oui, en France l'artisanat est méprisé. En Allemagne, ce n'est pas le cas : les apprentis sont souvent bacheliers et il n'est pas rare qu'un chef d'entreprise ait commencé son parcours comme apprenti. Il y a là une différence de civilisation ! Les élèves allemands sont fiers de dire que leur père est artisan, alors qu'en France, on devient souvent artisan à défaut de pouvoir pousser
la scolarité plus loin !
Pour moi qui suis plasticienne, c'est difficile de tirer un trait net entre art et artisanat. Pour vous donner un exemple : j'aimais tellement les plantes de mon jardin que je me suis dit : "je vais m'en servir dans ma pratique artistique !"
Alors j'ai fabriqué mon papier : papier d'iris, d'oignon, d'artichaut, de fenouil. Je fais cuire les végétaux dans l'eau additionnée de 10 % de soude caustique. Après la cuisson (plus ou moins longue suivant la délicatesse du végétal) il ne reste que la lignine, la cellulose chimiquement inerte. La soude détruit tout ce qui est organique.
Mais alors certains de mes amis artistes me disaient : "Tu vas vers l'artisanat ! Ce n'est pas de l'art ! Ce n'est pas assez créatif !" Pourtant, pour moi, la limite entre les deux est fluctuante. À chacun de juger….
De la matière
Filigranes : Dans ce domaine de notre rapport à la matière, serions- nous, en France, restés timorés ? Est-ce un rapport à la nature
différent ? Vous avez grandi à Berlin, dans une grande ville et à une époque où le thème de "la ville" était très prégnant…
A L.F. : Oui, si en littérature on pense à Döblin et Brecht, j'ai grandi avec les images sans
concession de la ville et de la
pauvreté transmises par Ernst Ludwig Kirchner, Käthe Kollwitz et bien d'autres. Mais la vision qui me reste de mon enfance, c'est ce champ de ruines que représentait le Berlin de l'après-guerre.
De ce terrain de jeu je garde un souvenir ébloui : quel plaisir de monter des escaliers à moitié effondrés, de grimper sur des pans de murs branlants, de faire de
l'équilibre sur des poutres dépassant des maisons éventrées ! Quel espace de liberté dans un monde apocalyptique ! En revanche la vision des adultes à cette époque était bien sûr tout autre…
Mais une fois les plaies cicatrisées, le miracle économique a rendu possible un nouvel essor de la ville. Berlin est redevenu une métropole verte, où les lacs, les forêts et les parcs occupent un quart de la surface ! Comment comprendre autrement que plusieurs millions de personnes aient pu vivre dans cette ville durant un quart de
siècle enfermées et entourées d'un mur ! La préservation de la nature dans cet espace clos devenait par conséquent une question primordiale et même vitale.
Avec et contre l'éducation
Filigranes : Votre sensibilité artistique a-t-elle été parallèlement nourrie, encouragée ?
A-L.F. : Nourrie par l'environnement oui, encouragée uniquement dans le domaine musical, car même en temps de pénurie la
formation musicale était possible. En revanche il a fallu des années pour retrouver un "terreau artistique" sur lequel me construire. Je me sens issue d'une "génération
spontanée" !
Filigranes : Quels liens faites-vous, dans votre travail de création actuel, avec cette expérience de l'enfance ?
A-L.F. : Le goût du minéral vient sûrement de là. J'ai commencé par sculpter la pierre, ce n'est pas par hasard. La pierre me fascine toujours mais la sculpture demande du temps. Très vite, je me suis aperçue que je pensais plus vite que je ne pouvais sculpter et j'en étais frustrée. Il a fallu que je change de support et de mode d'expression pour m'exprimer plus spontanément et plus rapidement.
Filigranes : Dans le monde végétal, la dimension temporelle, la notion de croissance, les métamorphoses sont très apparentes. (On pense à l'Arte Povera italien ou à Beuys qui à Kassel plantait des arbres au bord de la Fulda en se disant : "Qu'importe, mon œuvre arrivera à maturité dans trente ans !"
A-L.F. : Je le comprends très bien mais j'ai envie de m'exprimer plus vite. J'aime bien l'idée de Penone qui a fixé sa main en bronze sur un arbre et attendu vingt ans que l'arbre pousse par-dessus et la recouvre partiellement.
En réalité, je retrouve malgré tout une dimension temporelle dans ma pratique car je travaille en deux phases successives et contradictoires.
L'une, très rapide qui demande un lâcher prise pour appliquer sur le papier mon mélange colle de peau-pigments. La rapidité est indispensable car la colle de peau se fige dès qu'elle refroidit. Je travaille par terre un certain nombre de papiers en même temps. J'applique ma couleur avec des spatules des deux mains à la fois.
Ce sont des moments d'une intensité exquise : une préparation mentale devant la feuille, l'excitation de l'attente de ce que je vais être capable de sortir de moi. J'aime ce moment où tout est possible, où je peux même compter sur la complicité du hasard.
L'autre, la deuxième phase, consiste à faire naître une image et à transcrire une idée qui s'est imposée à moi en observant ces formes jetées sur le papier. Je dessine à l'encre de Chine avec un Rotring dont la pointe mesure 0,3 mm. Cette deuxième phase est longue et laborieuse et suivant la dimension du papier, elle peut durer une à plusieurs semaines. Parfois, je dirais même souvent, mon idée évolue en cours de travail et mon dessin se transforme au gré d'une nécessité qui s'impose à moi et à laquelle je ne me soustrais pas. C'est un risque à courir ou une chance à saisir.
Je me sens proche de l'idée qu'affirmait Goethe lorsqu'il écrivait : "Je marche pour savoir où je vais".
Garder ou montrer ou…
Filigranes : N'est-ce pas angoissant d'avoir toutes ces œuvres sous les yeux ? Garder ? Jeter ? Quel est votre rapport à la trace et à la mémoire...
A-L.F. : Garder ou jeter ? Angoissant ? Non. Embarrassant et encombrant plutôt ! Il faudrait tout mettre à distance, le stocker ailleurs. Tous les dessins que je garde dans ma maison ont un poids physique et moral dont j'aimerais bien me défaire. J'ai un ami dessinateur qui prévoit une exposition uniquement lorsqu'il est à peu près sûr de tout vendre. C'est le rêve ! Je ne renie pas pour autant ce que j'ai fait mais tout cela m'encombre car pour moi un dessin achevé c'est déjà du passé. Je pense aussi à une amie qui au bout d'une année de travail montre ce qu'elle a fait puis loue un container, y stocke tout et repart à zéro.
Filigranes : Mais alors pourquoi exposer ?
A-L.F. : Si j'expose, c'est pour mettre une distance entre mes oeuvres et moi. Pendant des années je travaillais sans rien montrer. Puis, quand des amis ont vu certains de mes dessins, ils m'ont dit : "Tu n'as pas le droit de les garder pour toi. Il faut les montrer". Au tout début cela a été difficile.
Exposer, c'est s'exposer à la critique, aux remarques, à l'indifférence, voire l'animosité, mais aussi aux encouragements et aux compliments, heureusement. Mais ni les uns ni les autres ne me touchent en profondeur : j'ai mon chemin à parcourir et je ne vais dévier de ma route que sous une impulsion venue du tréfonds de moi.
L'idée de trace me séduit. Encore faudrait-il qu'elle soit légère voire éphémère. La vibration d'un simple trait, la fragilité d'un dessin sur un beau papier, voilà ce que j'aimerais laisser après moi. Certains dessins et portraits de Matisse, les dessins de plantes d'Ellsworth Kelly ou les travaux d'autres minimalistes représentent ce vers quoi je tends. Mais la réalité des expositions est malheureusement tout autre.
Encadrer pour montrer… quelle galère ! Quel poids pour une oeuvre que je voudrais si légère ! Ma préoccupation n'est pas la pérennité de ce que j'ai créé hic et nunc. Après… en revanche le jour où je disparaîtrai, qu'est-ce que mes enfants en feront ? Je sais que je les encombre...
Un terreau de mémoire et de culture
A-L.F.: Oui, j'ai été élevée après la guerre. Il y a une coupure, due au 3ème Reich, très nette en littérature aussi bien que dans les autres domaines de l'art en Allemagne puisque toute une génération d'écrivains et d'artistes a dû s'exiler. C'est la raison pour laquelle j'ai dit tout à l'heure que je me sentais issue d'une "génération spontanée". À quoi se raccrocher quand on n'a ni livres ni modèles ? Faute d'une filiation directe, on a renoué après la guerre avec une tradition artistique d'avant-guerre, l'expressionnisme allemand, Die Brücke, Der Blaue Reiter, Nolde et Kandinsky qui est le théoricien de l'art abstrait. Kandinsky parle de la "nécessité intérieure" qui éloigne l'artiste de la figuration pour le rapprocher d'une création
purement spirituelle.
Pendant mon adolescence, j'ai vu nombre d'expositions d'expressionnistes à Berlin. Elles m'ont nourrie et laissé une empreinte indélébile.
Filigranes : "Expressionniste", votre travail plastique ?
A-L.F. : Les expressionnistes
travaillaient la gravure en grands aplats de noir et de blanc. Cette expression spontanée, dure et froide correspondait à la réalité de leur époque. Mes impressions d'enfant de l'après-guerre étaient-elles si éloignées de cette sensibilité là ? Je pense que c'est tout naturellement que je pouvais me rattacher à leurs pratiques artistiques. Par la suite, dans la continuité d'une dynamique de recherche, ma personnalité a émergé petit à petit pour m'amener là où je suis aujourd'hui. On ne peut refaire sans cesse la même chose sans dévier. "La répétition du même crée le différent" a dit Bachelard . J'ai évolué naturellement vers une expression plus personnelle.
Filigranes : Contrairement aux écrivains que vous évoquiez, vous gardez le souvenir de la peinture d'avant.
A-L.F. :Il faut bien se raccrocher à quelque chose, sentir une filiation qui vous lie et relie à d'autres. La République de Weimar était un creuset extraordinaire. Pendant cette période il y avait une créativité, une émulation, une explosion artistique et littéraire d'une intensité rare. Tout cela a été coupé avec l'avènement du 3ème Reich. L'élan a été brisé. Je garde la nostalgie de cette richesse d'avant. Ni la littérature, ni l'art ne seraient ce qu'ils sont aujourd'hui en Allemagne et ailleurs peut-être sans cette coupure.
De la peinture à la gravure… quelle place pour la pensée ?
A-L.F. : J'ai pour constante de travailler directement et spontanément. Que ce soit devant la plaque de cuivre, le bois, l'élastomère ou simplement le papier. C'est la recherche de l'immédiateté qui m'importe. J'essaye d'écarter l'intellect et de laisser parler ce qui veut bien se faire jour.
Filigranes : Faudrait-il faire taire l'intellect ? Les créateurs de Weimar étaient tout autant des penseurs et avaient en plus un projet, une vision politique.
A-L.F. : L'intellect ? Je me méfie de lui pendant la phase de création.Je ne veux pas qu'il me domine à ce moment-là, qu'il
m'oblige à aller dans une direction que je ne ressens pas profondément. Dessinez de la main droite et de la main gauche et le résultat ne sera pas le même ! J'aime dessiner de la gauche : le cerveau droit est à l'oeuvre et le trait a une autre vibration, justement parce que l'intellect ne domine plus.
Filigranes : Quels reproches faites-vous à l'intellect ? Trop simpliste ? Trop radical ?
A-L.F. : Trop raide. Il va dans une direction où sensibilité et émotion sont souvent bridées. Je donne la primauté au ressenti. Je me sens plus proche de l'art moderne que de l'art contemporain. Je m'explique : Nathalie Heinich dans son livre Les paradigmes de l'art contemporain place clairement une frontière entre les deux. Si dans l'art moderne, dit-elle, la sensibilité qu'exprime l'artiste est une fin en soi et est reçu comme telle par celui qui regarde l'oeuvre, l'art contemporain, au contraire, prône une sorte de "distanciation" (pour parler avec Brecht ) et donne la primauté à
l'idée (le concept) ou à l'action
(la performance).
L'intellect pour un créateur ce serait de prévoir et exécuter
d'après les prévisions. Je ne veux pas me laisser guider. Je veux garder toute ma liberté. Je ne veux pas me laisser influencer par des voies qui existent déjà. Être libre ? Oui, dans mes dessins, je le suis. Dans la vie quotidienne peut-être pas. La création est mon exutoire.
La liberté permet des ouvertures vers l'inattendu. J'accueille le hasard avec beaucoup de bonheur. "Le hasard favorise les esprits préparés" a dit Victor Hugo.
Mon esprit est toujours préparé à accueillir ce qui veut bien se présenter. Si je fais une tache, je ne me dis pas "zut" mais au contraire : "qu'est-ce que je fais de cette tache ?" Comment l'intégrer à l'ensemble ? En quoi cette tache peut elle m'aider à exprimer ce que je voulais dire ? C'est une gageure et je relève le défi. Je ne peux jamais me tromper. Mais
j'imagine que je pourrais réagir autrement si l'intellect prenait le dessus.
Le hasard ou le projet
A-L.F. : Le matin, lorsque je me mets au travail, je vais dans mon jardin. Je prends une feuille, une branche, un caillou et je commence à dessiner. Puis mon dessin se développe et devient autre chose. Souvent même il m'échappe et devient autonome, alors je n'ai plus qu'à me mettre à son service et l'emmener là où il me dit d'aller. J'imagine inventer des matières, les explorer. J'imagine pouvoir entrer dans la matière et découvrir de quoi elle est faite, montrer ce qui est invisible à l'oeil nu,
l'infiniment petit ou l'infiniment grand, car il y a une dimension où les deux se rejoignent.
Rebondir, travailler la série
Filigranes : Qu'est-ce qu'une série pour vous ? Un espace d'expérimentation ?
A-L.F. : Plutôt d'exploration. Exploration d'une idée que j'essaye d'amener le plus loin possible. Comme je le disais tout à l'heure : la répétition nous emmène ailleurs. Je pratique le croquis de nu rapide : c'est souvent le énième croquis fait en quelques secondes qui va dire l'essentiel et saisir la vraie nature du modèle. Les natures mortes de Morandi
sont un exemple de cette exploration à l'infini.
Les mots dans la peinture
Filigranes : Comment intervient la nomination de vos œuvres ? Elles sont souvent sans titre alors que les noms que vous donnez à vos matériaux - "colle de peau", "terre pourrie" - sont très parlants ? Comme si vos œuvres gardaient secrète cette nomination qui constitue aussi leur histoire.
A-L.F. : C'est voulu. Je ne donne jamais de titre. Chaque dessin est pour moi une histoire que je vis à travers mon dessin. Comme j'y consacre beaucoup de temps (10 à 12 heures par jour), l'histoire peut être longue et complexe, mais elle ne regarde que moi et ne doit pas influencer le regard du spectateur. Donner un titre ce serait réduire le champ des possibles et imposer ou présupposer une interprétation.
Au fond, c'est vrai, j'ai une certaine méfiance vis-à-vis des mots, alors que je les aime dans d'autres contextes puisque je suis une littéraire. Mais dans mes dessins je m'en affranchis.
Quand mettre le point final ?
Filigranes : À quel moment sentez-vous que l'œuvre est bien là et qu'elle est achevée ?
A-L.F. : C'est très difficile de déterminer ce moment précis.
J'ai une amie qui est incapable de mettre un terme à un tableau, elle y revient sans cesse et finit par tout détruire. C'est dramatique et elle en est très malheureuse. Quelquefois je me dis qu'il faudrait quelqu'un à côté de nous qui nous arrête au bon moment. Le doute est notre compagnon tout au long de notre travail. Comment comprendre sinon que Diego, le frère de Giacometti, ait récupéré bon nombre de ses sculptures dans sa poubelle, sculptures que nous admirons encore aujourd'hui.
L'espace de l'expo
Filigranes : La création aurait-elle besoin de se développer dans un espace hors jugement, "hors menace" ? Mais alors qu'en est-il
de l'exposition qui est bien plus
compliquée ?
A-L.F. : Le jugement ne doit pas faire dévier de sa route un artiste (sauf s'il le décide pour des raisons qui lui sont propres). Par contre comment réagir devant la menace ? L'exemple d'Emil Nolde, peintre expressionniste, est éclairant à cet égard : ses peintures ont été déclarées faire partie de "l'art dégénéré" par le régime nazi, mais il a su contourner l'interdiction de peindre en changeant de support et de dimension. Au lieu de grandes peintures à l'huile (odeur et séchage très long) il faisait des aquarelles de petites dimensions (séchage rapide, sans odeur et sur papier, facile à cacher), ce qui lui a permis de les soustraire à ses surveillants.
Préparer une exposition, c'est poser un jalon sur notre route et se donner l'illusion de pouvoir recommencer alors qu'en réalité la prochaine étape est déjà en gestation.
Un dessin nouveau naît toujours de l'insatisfaction face au précédent. Finalement, il s'impose.
Cet entretien a été mené et retranscrit par Arlette Anave,
Jean-Jacques Maredi
et Michel Neumayer.
(Octobre 2015)
(Les oeuvres présentées font
partie de la collection privée d'Anne Laure FINK).
Anne Laure Fink,
la main et le papier.
par Arlette Anave
Anne Laure Fink est une artiste aixoise, allemande d'origine.
Nous lui avons rendu visite et elle nous a reçu dans ce jardin qui est aussi son atelier, à la fois source d'inspiration et réserve de matériaux.
Elle a appris la sculpture, la gravure, le dessin auprès d'artistes aguerris et on peut retrouver chez elle certaines influences comme la tradition germanique de la gravure du XVe siècle.
L'Allemagne, son pays d'origine, apparaît en sympathie, à la fois cause et prémisse d'une germanité en filigrane, là où les mots "détrempe, pierre, pigments, trait" ont une consonance d'outre Rhin.
La langue allemande qu'elle a enseignée pendant plus de vingt ans la berce encore à travers son rapport à la nature alors qu'elle a quitté l'enseignement et ce n'est pas pour rien que notre visite débute dans son jardin, lieu de méditation, source d'inspiration mais aussi boite magique, tiroir, atelier et modèle.
C'est là qu'elle éprouve sa force, décide de ses choix, ébauche ses gestes.
Elle en extrait d'abord son matériau, la terre, la pierre, le bois, les branches. Elle en mesure la dureté, la souplesse et l'empreinte, la résistance.
Évoque leur état : humide et même mouillée la "terre pourrie" est par exemple une des couleurs dont elle se sert.
L'herbe et les feuilles, les fleurs sont la source de son imaginaire dans une démarche continue qui va du papier au dessin, de la coupe au pinceau.
Elle les a récoltées ses fleurs et il faut en faire quelque chose de nouveau, il faut que demain une autre forme surgisse. Comme dans le Berlin
d'après guerre quand il fallait reconstruire à partir du vide une nature détruite, ce qui compte c'est ce qui peut exister dans les ruines où elle a passé son enfance, dans ses parcours de petite fille qu'elle nous décrit avec bonheur, heureuse de ses balades et de ses trouvailles dans des maisons effondrées mais ouvertes à sa curiosité.
Et à Michel Neumayer qui s'étonne que Berlin aujourd'hui si urbanisé, béton et asphalte, soit pour elle un parangon de la nature elle répond qu'on y trouve des rivières et des lacs tous les cent mètres, fière de leur présence dans la ville de son enfance.
o o o
Son œuvre évoque la prolifération végétale, floraisons emmêlées, tiges vagabondes, aplats dentelés, une botanique générative d'imaginaire comme si par le trait elle achevait leur sortie de terre.
Entre calligraphie et gravure elle imprime des créatures ailées qui tiennent de la libellule, de l'abeille, des sortes d'insectes prisonniers de sa toile et de sa pointe. Le dessin est précis, comme une découpe de multiples détails, le regard élevé à la puissance de l'œil.
Elle cite aussi, entre autres maitres, les japonais, qui fabriquent le papier à partir des plantes: "ces choses indéfinissables qui deviennent du papier". L'image la fascine comme si le devenir papier était un geste artistique en lui-même en dehors de sa fonction de support.
Car elle produit aussi son papier.
Elle plonge d'abord ses végétaux dans des bains, mélange d'eau et de soude, où, réduits à leurs nervures, ils seront utilisés pour structurer ses graphismes.
A partir de leur cuisson, dans une pratique qui relève de l'alambic, elle recherche une consistance pour que le papier puisse boire, absorber comme un buvard qui aurait la charge de restituer sans bavure ce qu'il aurait vu.
Il faut un certain temps pour que la soude fasse son travail avant sa transformation en matière inerte et malléable. C'est un geste de chimiste. Les plantes règnent sur cet univers de sanguines, de photos, de dessins suspendus. Le jardin assiste à son bouillonnement.
Ainsi le temps imprègne l'œuvre. Un temps qu'elle respecte, un temps nécessaire à sa propre dissolution, un temps qui inclut l'oubli des formes précédentes et voudrait en même temps les restituer.
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C'est également affaire de sensualité puisque en faisant tremper l'iris, l'artichaut, le fenouil, les roseaux, le genêt, l'oignon… avec le papier c'est la colline qui entre dans la maison et les mots sont là pour en exprimer la gourmandise.
Quel plaisir que de l'écouter raconter comment les filaments des plantes se détachent à la chaleur, "magnifique" nous dit-elle, comment elle les débarrasse de l'organique pour obtenir de la lignine, de la cellulose.
Et aussi de l'entendre énumérer les éléments dont elle va se servir. Comment elle obtient des effets inattendus, de la colle de peau, de l'encre, du goudron avant de les travailler à la spatule, à la pointe, à la plume, comme on travaillerait un corps, en trame de traces ajoutées, collées, marouflées.
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Construire un objet, elle s'en fiche. Sur ses surprenantes toiles on peut voir le mouvement des liquides, des gaz, de la terre ou du sang, la genèse de l'insecte, le fil de la toile d'araignée, la structure en devenir du végétal, du minéral. La nature n'est qu'apparemment tranquille.
Semblables à ceux des plaques tectoniques ou de la fonte des neiges, elle traque les mouvements immenses et invisibles de la vie, oui, mais elle le fait avec une sorte de perfection du dessin qui les maîtrise, les humanise.
Bien rangées dans son atelier ses nombreuses toiles attendent non pas d'être stockées dans un musée mais que des enfants s'y intéressent.
Elle entrevoit qu'elles puissent leur parler, s'adresser à eux comme les pierres lui ont parlé dans son enfance à Berlin quand elle y trouvait des fleurs sauvages.
De la théorie au sensible, de la nature à la culture, nous balayons les questions de l'art à l'artisanat et elle se plie à l'exercice avec gentillesse.
Elle explique ainsi son intérêt pour la technique, toutes les techniques, qu'elle s'approprie pour en explorer les possibles, c'est pour cela qu'elle change de support quand il ne convient plus à sa son expression, qu'elle se sert d'outils très différents pour travailler la pierre, mordre le métal, éponger l'encre, la répandre, en observer les effets.
Le récit qu'elle en fait, du burin à la pointe, du pinceau à la plume, est passionnant. De cette pluralité elle dit être elle-même étonnée. Elle l'accueille avec bienveillance et curiosité comme si elle assistait à sa propre transformation.
Comme beaucoup d'artistes elle revendique des mots nouveaux, elle voudrait même les inventer, elle invoque un néologisme qui dirait ce qu'elle fait.
En cela c'est une artiste contemporaine plus occupée de la densité du signe que de sa signifiance, plus soucieuse de faire advenir le déchet au vivant, la mémoire à la forme.
En témoigne sa prise de distance avec cet objet si particulier qu'elle produit et qui l'embarrasse après l'avoir prodigieusement intéressée.Le qualifier pour le situer dans ces débats lui importe moins que le geste qui l'a fait advenir, le "comment" plus que le pourquoi.
Entre l'art et l'artisanat elle ne choisit pas. C'est une artiste et elle est résolument du côté de l'artisan, les Allemands, dit-elle, n'y voient pas de différence. Un vrai sourire de l'ordre du Witz éclaire alors son visage sérieux et accompagne nos questions.
A.A
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Détrempe et encre de Chine
(Anne laure Fink)
(c) (c) A.L.Fink
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