"Quand on dit polyphonie,
on risque d'y associer l'harmonie,
ce qui n'est pas le cas :
pour Glissant, l'image forte
est celle du chaos."

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Cursives 85
"Édouard Glissant,
une approche poétique du monde"

Un entretien avec
François Noudelmann,
philosophe.

François Noudelmann est Professeur des universités, il est aussi producteur à France Culture où il anime le Journal de la philosophie. Il a dirigé le Collège international de philosophie de 2001 à 2004. Il enseigne à l'Université Paris VIII au département de littérature française et régulièrement aux États-Unis à Johns Hopkins University et New York University.
Ami d'Édouard Glissant et fervent admirateur de son œuvre, il a accepté de nous recevoir pour nous parler de l'écrivain antillais et de l'importance de sa pensée pour le monde d'aujourd'hui.

 

 

 



 

" Rien n'est vrai, tout est vivant."
Édouard Glissant

Un institut nomade

FILIGRANES : C'est d'abord par l'œuvre que vous avez rencontré Édouard Glissant ?

Fr.N. : Oui, j'ai eu un choc en lisant Poétique de la Relation qu'il était venu présenter, ce fut une révélation. Je suis allé ensuite faire un entretien avec lui. Comme je vais assez souvent aux États-Unis, c'est là-bas que j'ai eu l'occasion de le voir et de nouer une amitié sur les dernières années de sa vie.

 

FILIGRANES : Vous avez pris la responsabilité intellectuelle de l'Institut du Tout-Monde après la mort de Glissant.  Quelle est la visée de cet Institut ?

Fr.N. : L'Institut du Tout-Monde a été créé en 2006 par Édouard Glissant. Son objectif n'était pas de créer un institut sur son œuvre, mais d'en faire un lieu nomade qui puisse accueillir des créations, des recherches. Certaines manifestations ont été organisées à la fois à New York, à Fort-de-France, à Paris (au Musée du quai Branly)… et dans d'autres lieux du monde. Il voulait favoriser la réflexion sur le « tout-monde ».

C'était un projet très ambitieux au départ qui recevait un soutien institutionnel national, qui s'est écroulé ensuite à l'arrivée au pouvoir de Sarkozy et Fillon, mais qui a continué grâce à un très fort soutien du Conseil régional d'Île-de-France. Il repose aujourd'hui sur une structure qui est le séminaire dont je m'occupe depuis 5 ans.

Ce séminaire n'est pas consacré à Édouard Glissant mais à un certain nombre de notions présentes dans son œuvre, cette année il s'intitule "Poétique des humanités"*.

L'Institut du Tout-Monde soutient aussi des prix, comme le prix Carbet ou le prix Glissant, et un certain nombre de publications (les éditions Galaade notamment), il favorise aussi de temps en temps des rencontres artistiques.

Évidemment, par rapport au projet initial qui devait être une salle de concert, un musée des arts amérindiens ou des arts des Caraïbes, le fonctionnement est aujourd'hui moins ambitieux, mais il fonctionne avec un public très fidèle, avec des relais dans le monde entier, au Japon, aux États-Unis surtout, mais aussi au Maghreb. Il mérite bien son nom d'Institut du Tout-Monde et d'institut nomade.

 

 

« Écrire en rafales »

FILIGRANES : L'œuvre d'Édouard Glissant se compose d'essais philosophiques, de livres de poésie et de romans. Comment parlait-il de cette diversité ?

Fr.N. : Glissant est dans une approche poétique du monde qui va l'amener à explorer une question successivement sous la forme d'un poème, d'un roman, d'un essai. Souvent je lui demandais pourquoi il allait écrire un roman, pourquoi pas un essai… Il répondait : "Moi c'est comme ça, j'écris en rafales. À un moment donné, ça doit sortir." Et en même temps, ça sort en déjouant un peu les cartes car quand on lit les essais, les propos virent d'un coup au poétique ou replongent au contraire dans la spéculation philosophique.

Glissant s'est toujours senti très libre par rapport au canon des genres. Il se situe dans la lignée des poètes penseurs comme Lucrèce, Nietzsche, tous ceux qui à partir de la langue et d'un travail poétique ont essayé de penser à la fois dans les concepts et au-delà des concepts. Je crois que Glissant est un déchiffreur : pour lui la poésie est un moyen de découvrir le chiffre du monde. Il ne s'agit pas simplement de chanter ou de décrire, mais de faire entendre quelque chose qui n'est pas nécessairement audible par le langage commun.

FILIGRANES : … et qui se découvre dans le processus même de l'écriture…

Fr.N. : Oui. De ce point de vue-là, il était assez proche, même s'il n'aurait peut-être pas été d'accord, de la conception de Baudelaire, ou même de Breton. Il faut à la fois détecter et créer des champs magnétiques. Même si sa référence était plutôt Rimbaud. Déchiffrer le monde actuel, le monde qui va, par un langage qui ne l'enferme pas dans du conceptuel, qui reste opaque mais qui soit tout en densité, qui tienne dans une intensité le sens du monde en respectant son opacité. Ne cherchant surtout pas la transparence ou la limpidité du concept.

 

Penser depuis le poème

FILIGRANES : Pourquoi la pensée de Glissant est-elle importante pour notre temps ?

Fr.N. : Pour moi, il y a une véritable pensée depuis le poème et depuis la pratique poétique. Glissant est justement quelqu'un qui a assumé la puissance spéculative de la poésie. Il est poète et philosophe, il n'est pas philosophe en plus que d'être poète, mais philosophe parce qu'il est poète et qu'il développe un regard particulier sur le monde. Il faut rappeler que Glissant a fait des études de

philosophie et qu'il est resté très proche de la réflexion philosophique mais avec sa manière, ses mots, ses voyages aussi, qu'on a pu dire à un moment "périphériques", ses lieux. Il était nourri de culture occidentale mais il est resté très attentif à ce qui se passe ailleurs, dans d'autres civilisations, sensible particulièrement aux Amériques (pas seulement aux États-Unis où il a enseigné, mais aussi l'Amérique du sud, l'Amérique centrale archipélique, les Caraïbes, Haïti, Cuba).

Ses déplacements font que son regard sait se décentrer et en même temps adopter de multiples points de vue, se dégager de ce qu'il appelle la pensée de l'Un, se dégager aussi d'un certain universalisme devenu très
rhétorique.

Cela lui permet de découvrir une pensée extrêmement riche et de saisir ce qui se passe aujourd'hui sous le terme de mondialisation. Glissant a forgé un certain nombre de figures et de concepts opératoires (le Tout-Monde, la mondialité) pour essayer d'approcher ce qui se passe aujourd'hui. Ce regard lui a été permis par le fait qu'il appartient à une culture et à une histoire de la traite, liées déjà à la mondialisation, propres à la conquête (le premier type de mondialisation), à l'histoire de l'esclavage, moment décisif et violent de l'histoire. Glissant est porteur de cette histoire qui l'amène à avoir ces perspectives, cette idée du contact avec des histoires enchevêtrées. Ce n'est donc pas la grande histoire ou le récit linéaire que nous raconte la Genèse occidentale, mais le déplacement, cette sorte de tectonique des plaques culturelles que sa place lui permet de penser.

FILIGRANES : La complexité de sa pensée n'a-t-elle pas tendance à être abusivement simplifiée ?

Fr.N. : Oui et les effets de cette simplification sont dévastateurs. On entend souvent Glissant servir de caution à un discours généreux du type : "Il faut reconnaître  l'autre, aller au-delà des frontières, accepter la diversité", ce qui enlève toute originalité à sa pensée par rapport à celle de n'importe quel prêcheur.

Il se produit la même chose avec Levinas sur la question de l'autre. Quand on réduit des pensées aussi complexes que celle de Glissant, on en fait un credo plus ou moins tiers-mondiste, et on le récupère dans des discours où il ne se serait pas forcément reconnu.

Sa pensée est complexe, austère, elle exige de ne pas en rester à une forme de morale. D'autant que Glissant a toujours dit : "La créolisation est sans morale". Dernièrement le prix Glissant  a été décerné par l'Université Paris VIII et l'Institut du Tout-Monde ; à cette occasion on entend comme chaque fois : "C'est bien le métissage, se mélanger, apprécier les autres, ne pas exclure…"

Qui contredirait cela ? Si ce n'est que parfois on a envie de contredire pour faire cesser ce discours humanisto-commercial insupportable à la longue. Pour Glissant, le métissage (terme qu'il em-ployait dans les années 1980 dans Le Discours antillais), remplacé ensuite par celui de "créolisation", peut être subi, vécu dans la guerre, le chaos, la souffrance, l'émigration économique.

Bien sûr, à l'exemple du jazz autrefois, on voit des communautés latinos en Floride qui vont inventer des cultures hybrides ou mixtes, ou bien des cultures asiatiques du côté de l'Amérique de l'ouest, en Californie, qui font des choses passionnantes. Mais il ne faut pas oublier non plus que c'est le produit de conditions d'aliénation terribles, de souffrances. La créolisation ce n'est pas bien en soi, donc. Glissant observe ce qui se passe et qui lui donne à penser, n'en tirons pas d'injonctions ("Métissons-nous ! Mélangeons-nous !"), au risque d'aplatir son discours et de le résumer à la générosité simpliste de la rencontre de toutes les cultures. Le multiculturalisme n'était pas du tout un modèle pour lui.

 

Une histoire "imprédictible"

FILIGRANES : Il insiste aussi beaucoup sur l'imprévisibilité, ce qui doit déconcerter à une époque où tout le monde aimerait savoir comment les choses vont évoluer. Il dit toujours qu'on ne sait pas comment ça va tourner.

Fr.N. : Tout-à-fait. C'est pour cela qu'il distingue métissage et créolisation.

Le métissage est prévisible : on met un petit pois noir et un petit pois blanc ensemble, on sait comment ça va se passer avec les lois de Mendel, etc.

La créolisation est précisément cette rencontre qui va donner une transformation dont on ne sait dans quel sens elle va aller. Elle ne sera ni le syncrétisme ni la synthèse.

Glissant ne pratiquait pas le franglais, mais là pour le coup il utilisait sans arrêt l'anglicisme "imprédictible", comme s'il s'agissait de faire entendre quelque chose de plus "qu'imprévisible".

C'est pour lui une manière d'abandonner une conception de l'histoire qui serait hégélienne avec l'idée qu'il y aurait un mouvement qui unifie l'ensemble. Au contraire, pour lui il n'y a pas un mouvement mais un chaos, le Chaos-monde, ça part dans tous les sens, on ne sait pas où ça va aller, mais il n'y a pas de loi de l'histoire. Ça tient aux rencontres et on ignore comment les rencontres donnent lieu à telle culture nouvelle, telle créolisation. Il insistait beaucoup sur cette idée "d'imprédictible" pour penser le temps, le déroulement désordonné du temps.

FILIGRANES : Ces rencontres ne se limitent pas aux relations entre les hommes, elles incluent aussi la nature, n'est-ce pas ?

Fr.N. : Le mot de "nature" n'a pas été chez lui forcément déterminant, mais tout à la fin de sa vie il a beaucoup promu la notion de "vivant". Il a cherché à éviter un certain anthropocentrisme : pour lui, penser le Tout-monde ce n'est pas penser seulement les constructions humaines ou l'histoire humaine, mais c'est penser la planète, la solidarité de tous les êtres vivants. Ensuite savoir ce qu'on fait de cette solidarité, si on accorde des droits aux uns ou aux autres, n'était pas trop son affaire. Mais il voulait penser communément tous les êtres du vivant.

Il y a une célèbre formule à la fin de son livre La terre magnétique : "Rien n'est vrai, tout est vivant". Délaissons la vérité du monde, de la nature, de la métaphysique, mais acceptons que "tout est vivant" ; donc on doit aussi entendre la relation au-delà de la rencontre entre individualités humaines.

La rencontre est aussi la solidarité entre toutes les formes "naturelles", si on veut reprendre le mot de nature. Il était très sensible à cette communauté. Dans ses descriptions de la Martinique aussi, dans ses essais même, lier tout cela, le minéral, le rocher du Diamant, la mangrove, est très important : il trouve des figures de pensée dans les formes du vivant.

Avec aussi cette idée que le vivant se multiplie, se métamorphose… dans cette conception à la Lucrèce ou épicurienne, "rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme". Chamoiseau reprend pour le coup cette manière par l'accueil qu'il fait au monde animal, très important dans ses romans. Les oiseaux par exemple, et tous les êtres vivants sont pris dans une communauté de relations. D'où le souci écologique, c'était assez sensible… le vivant donc, plus que la nature.

 

Le souffle et le cri

FILIGRANES : L'écriture poétique et romanesque, est-ce qu'il la vivait comme un processus de créolisation ?

Fr.N. : C'est une question délicate parce que précisément il n'a pas choisi la langue créole. Il écrit en français, mais il a toujours dit que pour lui le créole n'est pas du tout limité à une langue, qu'il s'exprimait en créole en employant la langue française. Il y a une manière de créoliser qui n'a pas besoin de la syntaxe ou du lexique créoles. Mais j'ai du mal à aborder son écriture en terme de créolisation ; en disant cela je pense que quelque chose ne va pas, je penserais plutôt en terme de "souffle", de souffle poétique, en terme de "cri".

Glissant a voulu articuler des inspirations et faire entendre des voix, même dans ses essais, ce qu'il appelle le "cri", le cri du bateau négrier, le cri de l'esclave, mais dont il a fait aussi
des chants, des souffles.
Quand on le lit, on entend
énormément cela, ce travail du souffle. Même dans ses essais il y a des périodes. Glissant définit son écriture comme baroque, et, comme vous disiez, le monde latino-américain pour lui est un modèle, aussi bien les poètes, les romanciers, que les peintres.
En même temps, lorsqu'on lit Glissant, l'écriture pourrait être considérée comme classique : ses périodes, ses rythmes, la syntaxe marquée par des circonstanciels aussi, tout cela est très mesuré, c'est la mesure de la démesure. Il y a quelque chose de classique dans son écriture, d'épique aussi dans Les Indes, par exemple.

FILIGRANES : Il y aurait à la fois cet héritage de la période classique française et tout l'apport antillais ? Fr.N. : Je crois qu'il a apporté des rythmes, une langue, une écriture qui ne sont pas réductibles à ce que lui-même condamnait, c'est-à-dire au créolisme, à cette manière de vouloir identifier à tout prix les écrivains par la langue. Je crois que cela ne marche pas pour lui. De vrais spécialistes de la littérature antillaise montreraient sans doute au contraire qu'il y a des formes de créole et de créolisation dans la syntaxe. J'avoue que je ne le lis pas, que je ne l'entends pas comme ça.

FILIGRANES : Glissant cite Césaire, Perse, Faulkner… y a-t-il d'autres écrivains, d'autres philosophes qui aient compté pour lui ?

Fr.N. : Il est certain que ceux que vous avez cités sont les plus importants, il y a Segalen aussi, Rimbaud est une référence importante.
Glissant connaît très bien par ailleurs les philosophes classiques et modernes, mais il a toujours essayé de mettre en valeur ceux qu'il appelle les hérétiques, ceux qui ont été à côté de la pensée de l'Un. Il avait toujours le souci de citer Raymond Lulle par exemple. Nietzsche et Heidegger d'une certaine manière aussi, il y fait référence de temps en temps, peut-être dans un rapport hölderlinien.

Même si les poètes qui l'inspirent sont des poètes voyageurs : Perse, Rimbaud… ceux qui partent. Ce ne sont pas les poètes de l'habitation comme Hölderlin, Char, toute la filiation heideggérienne. Il lisait aussi les Sud-Américains.

On peut trouver ses inspirations dans l'anthologie qu'il a faite à la fin de sa vie, c'est le dernier livre qui ait paru de lui, l'Anthologie poétique du tout monde, paru chez Galaade. C'est un gros volume : il avait sollicité tous ses amis pour lui proposer des textes, des extraits, et a ainsi constitué un livre avec des extraits d'origines extrêmement diverses et dans lequel il met aussi des citations philosophiques. C'est en quelque sorte l'imaginaire philosophique et littéraire d'Édouard Glissant. Et là vous avez en effet une foultitude de références.

FILIGRANES : En plusieurs langues ou en traduction ?

Fr.N. : En traduction.

 

Passages du sens

FILIGRANES : Lisait-il en d'autres langues ?

Fr.N. : Son rapport aux langues est un peu spécial : il a toujours tenu à affirmer que les langues avaient un sens qui ne passait pas dans la traduction et auquel on pouvait accéder sans passer par la traduction. Quand il faisait des lectures poétiques, il invitait des amis islandais qui lisaient en islandais. Personne n'y comprenait rien, lui non plus d'ailleurs, mais pour lui on accédait à un sens.

À l'inverse, j'ai eu une expérience un peu bizarre avec lui sur la traduction. Je lui avais donné pour son anthologie des poèmes de Nietzsche dans les éditions de Giorgio Colli, un très beau livre intitulé Dithyrambes de Dionysos. Au bout du compte, il a pris des poèmes parmi ceux que j'avais sélectionnés, mais pas dans la traduction que j'avais choisie. Je lui ai demandé pourquoi, il m'a dit avoir trouvé une traduction plus belle, plus poétique. Je lui ai demandé s'il avait regardé le texte allemand (je ne suis pas sûr qu'il lise le texte allemand), il m'a répondu que non, mais qu'il entendait que c'était plus poétique et plus proche de Nietzsche.

Il y a un côté un peu magique dans ce genre de réflexion, mais voilà aussi qui est une provocation à penser différemment la question de la langue, du passage du sens, de la métamorphose du sens dans la traduction. Le souci du texte source peut être un peu suspendu…

Les habitudes universitaires peuvent être un peu choquées par ce qu'on pourrait considérer comme de la désinvolture, mais Glissant était soucieux de faire sentir quelque chose d'autre dans la langue, au-delà peut-être de la fidélité au texte. Cela m'avait beaucoup surpris.

FILIGRANES : En fait, il devait accorder une importance extrême au rythme aussi…

Fr.N. : Tout-à-fait. Décisive, oui.

FILIGRANES : Quelle importance avaient pour lui les autres arts, les arts plastiques, la musique aussi ? Y avait-il un dialogue, une inspiration… ?

Fr.N. : Le jazz, d'un point de vue théorique, est pour lui l'exemple majeur de la créolisation. Il ne cesse d'y revenir : comment le jazz, de manière "imprédictible", a pu naître dans les plantations du sud des États-Unis, avec des mélanges de rythmes ou percussions africains, de cantiques protestants, différentes sources (même si cela fait partie aussi de la mythologie du jazz, certains musicologues contestent ce genre d'interprétation)…

La naissance du jazz lui paraît être le côté merveilleux de la créolisation : une culture, un art inattendus à partir d'une situation d'aliénation, d'esclavage. Il y revenait sans cesse. Écoutait-il beaucoup de jazz pour autant ? Je n'en suis pas sûr, mais il avait beaucoup d'amis, d'excellents musiciens de jazz, qui ont composé avec lui, l'ont amené à intervenir sur des scènes de jazz.

Il était impliqué théoriquement et aussi affectivement par cette musique-là. Il aimait bien la musique classique savante
occidentale, il aimait Bach, il écoutait beaucoup Bartók, pour des questions de rythme, de pulsation. Ses écritures en revanche sur des œuvres singulières ont porté essentiellement sur des œuvres plastiques. Là on peut rappeler la grande amitié et proximité avec des plasticiens. Roberto Matta mais aussi Agustín Cárdenas, Wilfredo Lam, sont des compagnons de vie avec lesquels il a énormément travaillé.

Comme vous le savez aussi, le rapport entre plasticiens, écrivains et philosophes se pratique beaucoup et participe à une espèce de communauté de goûts et aussi d'intérêts. Certains artistes ont besoin d'une préface écrite par un philosophe ou un grand écrivain et inversement ils peignent quelque chose pour un écrivain ou un philosophe.

Il y a une histoire à écrire, celle de ces relations-là, et Glissant a effectivement écrit sur des peintres, sur des photographes. Il aimait les peintures baroques ou expressionnistes, en revanche je pense qu'il avait du mal avec les installations, ce qu'on appelait le contemporain à la fin de sa vie. Il était resté fidèle, pas forcément à la figuration, mais à la "peinture peinture", avec de la matière, de la couleur, de
l'expression.
FILIGRANES : Est-ce qu'il interrogeait le processus créateur du peintre, ou bien s'intéressait-il davantage à la réception du tableau ?

Fr.N. : C'est plutôt à la réception du tableau et à l'idée assez classique que dans un tableau on retrouve un monde, il s'agit donc pour lui de retrouver ce monde qui est au cœur de la création plastique. Même s'il était certainement proche du processus de création, il me semble que ses textes étaient plus sur l'idée qu'un peintre exprime une vision du monde.

FILIGRANES : D'ailleurs sur sa propre œuvre il n'y a pas non plus beaucoup de mouvement réflexif, non ? … sur la création, l'élaboration des œuvres.

Fr.N. : Effectivement, il y a peu de métacritique chez Glissant. Je crois aussi qu'il était assez méfiant et distant à l'égard des discours universitaires sur son œuvre. Au fond cela ne l'intéressait pas beaucoup. Il s'intéressait surtout aux rapports avec les créateurs ; il se passionnait pour ceux qui étaient à ses yeux des aventuriers comme les peintres et les musiciens. Il se sentait proche d'eux.

 

Plutôt que l'origine, les commencements

FILIGRANES : Glissant conteste vigoureusement toute pensée qui soit une pensée de l'origine, une littérature de la genèse héroïque, et en même temps il revient toujours sur ce moment du trajet, du bateau négrier. Ne peut-on pas dire que ce soit une façon d'interroger l'origine, contrairement à ce qu'il conteste ?

Fr.N. : Glissant distingue l'origine du commencement. Quelque chose commence : de même que l'humanité a commencé en Afrique, il y a eu des commencements. Ces commencements sont-ils des vérités ? Tel est l'enjeu.

Glissant prend acte du commencement mais ne le fonde jamais comme vérité d'origine qui serait la clé de tous les développements ultérieurs. Quand il s'agit de penser la traite, la déportation, la transportation des Africains, c'est pour lui effectivement le point de départ des descendants d'esclaves, où qu'ils soient aux Amériques, mais Glissant propose un paradoxe tout-à-fait saisissant : l'origine de ceux qui n'ont plus d'origine est un commencement qui commence par une oblitération totale, ce qu'il appelle le "gouffre matrice". C'est encore une matrice, certes, mais une sorte de broyeur aussi car des ethnies venant de différents endroits d'Afrique, ne parlant pas les mêmes langues, sont réunies, embarquées, entassées, meurent parfois au fond de l'Atlantique. On leur interdit de parler un quelconque langage originel. Cette forme de négation originelle pourrait être la perte de toute origine.

C'est là que Glissant renverse la structure en expliquant que cette négation peut être une chance, que cette absence d'origine peut être un commencement… De quoi ? d'une construction qui se fasse indépendamment d'une vérité d'origine. C'est la situation de tous ceux qui, par rapport à la loi du maître, ont tenté de se constituer un langage, une culture, à la fois avec les bribes et les miettes qu'ils volent aux maîtres ou que les maîtres leur laissent – la langue est une part de ce butin – mais aussi avec les traces d'une culture qui n'est plus la leur.

Ce côté composite, cette nécessité de construire quelque chose dans la perte de toute origine est une chance pour Glissant parce qu'elle apprend à se penser indépendamment de l'origine. On sait combien pour lui toutes les pensées généalogiques, les récits d'épopées fondatrices, les grands mythes de fondation et de filiation sont à l'origine d'exclusions, de meurtres de masse, de nettoyages ethniques… : ce qu'il appelle l'identité-racine et qu'il oppose à l'identité-rhizome. Par rapport à cela, il n'essaie pas de proposer un universalisme abstrait cherchant à oublier toutes les origines, mais il essaie de penser localement l'invention d'identités composites. Il y a donc non pas un, mais des commencements.

Disant cela, Glissant attaque tous ceux qui veulent retrouver une identité originaire, et se trouve en butte à l'afrocentrisme. Il essaie de dégager la revendication légitime des descendants d'esclaves de la mythologie originaire africaine. Il faut signaler à quel point Glissant était dans une position minoritaire par rapport aux Noirs américains.

L'idée dominante aujourd'hui depuis les épopées comme Roots d'Alex Haley est que les "African Americans" se définissent par leur origine africaine, mais, nous dit Glissant, cette Afrique est complètement mythique car l'Afrique d'autrefois n'a rien à voir avec celle d'aujourd'hui (la colonisation est passée entre temps) ; de plus, Américains et Caribéens ont leur propre histoire.

Lorsque Glissant est aux États-Unis, il a du mal à faire entendre sa voix face à des intellectuels noirs célèbres comme Cornel West ou Henry Louis Gates. Gates est un professeur de Harvard qui a beaucoup fait parler de lui en tant que proche d'Obama, il a été récemment pris à partie par des policiers ne voulant pas croire qu'il tapait à sa porte parce qu'il avait oublié ses clés ; il est aussi à la tête d'un empire universitaire et commercial puisque c'est lui qui propose un site en ligne de recherche généalogique des ancêtres africains. C'est toute la vogue des sites "African Ancestry" où les Afro Américains donnent un peu de leur salive pour qu'on fasse des recherches ADN. Glissant se demande comment on peut fonder une recherche de l'identité sur une méthode policière ; de plus, pour lui l'idée que la vérité génétique puisse déterminer l'identité culturelle est une infamie.

FILIGRANES : Pensez-vous qu'il y ait eu des tournants, voire des ruptures dans l'œuvre de Glissant ou qu'elle se caractérise plutôt par une continuité ?

Fr.N. : Pas de ruptures, mais des tournants : quand on lit des textes des années 60 à 80, on voit que Glissant est très marqué par les luttes anticoloniales, les discours marxistes, par une analyse sociologique, anthropologique, économique des situations. Le Discours antillais (1981) est un texte extraordinaire. Il va tellement plus loin que les déclarations de Césaire : il étudie les conditions économiques, le jeu de l'aliénation, de la compromission, et son analyse vise à redonner une force à la culture locale, à la langue.

Cette capacité d'analyse à ce moment-là est extraordinaire. Il le fait avec les outils et les structures du langage anti- capitaliste des années 70. D'ailleurs lui-même était dans la politique, ce qu'il a payé cher puisqu'il a été assigné à résidence en France et interdit aux Antilles pendant un certain nombre d'années. Il s'est ensuite largement dégagé de cette rhétorique, le moment important a été Poétique de la Relation, l'œuvre majeure de 1990. Une autre fréquentation motivait, accompagnait ce tournant, celle de Deleuze et Guattari. Ça a été l'occasion d'une grande prise de distance avec le discours de l'orthodoxie marxiste.

 

Éclater pour tisser

FILIGRANES : Le concept de "Relation" était-il pour lui une manière d'éviter toute essentialisation des choses ?

Fr.N. : C'était une manière d'éviter les pièges de l'identité. Au lieu de penser les identités telles quelles, et ensuite la relation, il pose d'emblée le change, l'échange, la métamorphose, pour comprendre ensuite les identités au sein de ce processus. Identités faites de différences, de continuelle évolution, sans se nier, comme il le dit, "sans se perdre ni se dénaturer". Mais c'est le mouvement qui est pour lui fondateur et qui permet de penser ensuite des identités, au lieu de les envisager en elles-mêmes.

C'est pour cela que Relation est presque le seul mot qu'il écrit avec une majuscule. Tout ce qui relève de l'identité nationale lui faisait horreur, on l'a bien vu avec ce petit libelle écrit avec Chamoiseau, Quand les murs tombent. L'identité nationale hors la loi ? (Galaade, 2007). Même s'il avait quelques distances avec la politique institutionnelle, il savait quand même intervenir sur des questions politiques avec une force de révolte maximale.

FILIGRANES : Faut-il à cet égard parler de polyphonie ou d'éclatement ?

Fr.N. : Jusqu'à la fin, ses personnages, ses espèces de familles évoluent dans l'histoire avec une structure complètement polyphonique. Le dernier roman, notamment, Ormerod, reprend des figures historiques, comme par exemple Flore Gaillard. À chaque fois on revisite la Révolution française aux Antilles, Toussaint Louverture, et Glissant revivifie, recompose de manière très musicale tout cet univers romanesque. La polyphonie est de plus en plus marquée : Glissant s'est vraiment appliqué à éclater, à casser le récit. Ses mots à lui sont "entrelacs", "enchevêtrement", il s'agit d'éclater pour tisser. Quand on dit polyphonie, on risque d'y associer l'harmonie, ce qui n'est pas le cas : pour Glissant, l'image forte est celle du chaos.

 

Interview réalisée en décembre 2012 par Michèle Monte, transcrite et mise en forme par Monique D'Amore, Michèle Monte et Teresa Assude.

 

 
 

 

Parmi les dernières publications de
François Noudelmann :

Hors de moi, Léo Scheer, 2006.

 

 

Le Toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano, Gallimard, 2008 (grand prix des Muses 2009).

 

 

Tombeaux. D'après La Mer de la fertilité de Mishima, Cécile Defaut, 2012.

 

 

 

Les Airs de famille. Une philosophie des affinités, Gallimard, 2012.