Écrire n'est pas, pour moi, une démarche volontariste, j'écris comme je respire. Pour écrire, il faut s'y mettre, et puis voilà !

Accueil

Remonter
 
Cursives 81
Entretien avec Marie-Noëlle HOPITAL

Fidèle lectrice de Filigranes, Marie-Noëlle Hopital
emprunte des chemins inattendus :
ceux de la critique littéraire,
de la monographie brève, de l'éloge.
Avec elle, nous entrons dans une réflexion distanciée certes,
mais nullement indifférente à ce qui se passe
quand naît en nous, lectrices, lecteurs des grands auteurs du siècle,
notre propre désir d'écrire.

 

 

 

 

 



Écrire, m'exprimer sur ce que je vis, sur ce que je vois

Filigranes : Tu écris et nous écris souvent en observatrice…

Marie-Noëlle Hopital : J'ai toujours eu l'envie d'écrire et j'ai tout de suite été attirée par une sorte de critique littéraire : "écrire sur", même si j'ai aussi pratiqué une écriture autobiographique qui est davantage restée dans les tiroirs. "Écrire sur" des écrivains, des artistes, des paysages, des voyages, mais aussi à propos de personnes que je connais et que j'apprécie. Concernant votre proposition de réaliser cet entretien, mon premier réflexe a été, non pas que mon écriture en soit l'objet, mais de proposer des personnes que je connais.

Filigranes : Comment démarre cette "écriture sur" ?

M-N.H. : Par le côté épistolaire. J'écris beaucoup de lettres et je le fais à la main. Cela remonte à l'enfance. J'écrivais des lettres fleuves à ma cousine. Plus tard, j'ai toujours trouvé des personnes à qui écrire. Je ressens un fort besoin de m'exprimer sur ce que je vis, ce que je vois pour en garder trace et l'analyser. Cette démarche qui m'accompagne dans toute ma vie m'a poussée à en faire une activité en soi, les lettres spontanées devenant parfois des articles de cinéma, de livres, de peintures. À propos d'objets essentiellement culturels, plutôt littéraires… et ponctuellement politiques.

Filigranes : La revue a publié plusieurs de tes textes, dans lesquels tu restes extérieure, tu es spectatrice. Quel est ce statut ?

M-N.H. : Cette écriture est peut-être une façon de ne pas dévoiler une part intime de moi qui a du mal à s'exprimer… et pourtant je n'ai pas peur de m'engager sur le plan social, syndical, associatif, politique au sens large. Je ne suis pas neutre, en particulier dans ce que j'aime !

 

Mes goûts littéraires

M-N.H. : Ils sont liés à ma thèse Quelques auteurs témoins de la guerre de 1939-40 et qui a été soutenue à l'Université de Provence. C'était pour moi une façon d'achever mes études de lettres en approfondissant un sujet, en écrivant un livre au carrefour de la littérature et de l'histoire car tous les écrivains que j'ai étudiés, notamment Gracq, Malraux, Saint-Exupéry et Sartre, ont participé au conflit.
Le désir de thèse, c'est Julien Gracq qui l'a déclenché en moi. Son écriture extrêmement poétique, inscrite dans une filiation proustienne, est aux antipodes de l'écriture actuelle, souvent sèche et clinique. Son œuvre la plus connue, Le Rivage des Syrtes, est un roman plus classique sur le thème de l'attente, pour lequel Gracq a refusé le Goncourt.
Moi, je préfère Un Balcon en forêt, un ouvrage charnière, un récit où il ne se passe presque rien. Là encore on est dans
l'expectative, cette fois-ci de l'armée allemande, dans un fortin en forêt, avant la débâcle. J'aime cette combinaison de poésie de la forêt et de perspective inéluctable, tragique. J'aime ce côté long poème en prose.
Avec Julien Gracq, il y a souvent des métaphores, des images qui enrichissent la vie intérieure et donnent une aura aux impressions des personnages. Les rythmes sont amples avec ici et là des côtés baroques parce que l'auteur cherche un certain raffinement esthétique, surtout dans ses premiers livres. Dans cette poésie en prose, les héros dérivent, imaginent…
J'aime aussi Les carnets du grand chemin, Les Lettrines, de très beaux morceaux de critique littéraire mais aussi de poésie extraordinaire. Gracq a épuré son écriture au fil du temps, ce qui me plaît beaucoup, j'apprécie la forme libre, voire décousue des carnets.

 

Entre les œuvres du passé et le contemporain

M-N.H. : J'ai un petit peu de mal avec certaines œuvres actuelles. Je suis assez marquée par le romantisme, non pas dans ce qu'il a d'exacerbé, de démonstratif, mais par un romantisme à la Nerval, onirique, intériorisé, tragique, sensible. J'ai aussi beaucoup de goût pour d'autres domaines comme la philosophie et l'histoire. Je me suis intéressée à Nietzsche, à ses textes sur l'art, à la relation entre Nietzsche et Wagner qui est passionnelle ; il est très difficile de parler de musique, et pourtant Nietzsche parvient à nous transmettre sa passion.


Filigranes : Tu évoques les auteurs des siècles passés, mais tu es par ailleurs fidèle lectrice de Filigranes, "petite" revue du XXIème siècle ! L'écriture d'aujourd'hui a-t-elle, à tes yeux, le même poids que celle du passé ?

M-N.H. : Mes intérêts ne sont pas exclusifs. J'aime Philippe Jaccottet, René Pons ou Maïssa Bey, pour ne citer que trois de nos contemporains. D'autres formes d'écriture aussi me touchent beaucoup. Les livres d'Annie Ernaux par exemple, mais je ne me vois pas écrire comme elle ; parce que le genre qu'elle explore s'apparente trop à la sociologie pour moi, j'ai envie de décoller grâce à l'écriture,
d'enchanter le réel et non de le saisir au plus près.

 

L'animation d'ateliers d'écriture…


M-N.H. : J'ai animé pendant 10 ans des ateliers pour l'Éducation Nationale en tant que conseillère d'orientation psychologue. L'expérience s'est arrêtée. On a avancé l'argument des restrictions budgétaires, mais nous avons aussi subi une forme de mise au pas.
J'ai toujours été passionnée par la littérature et j'ai suivi une formation à l'animation des ateliers d'écriture. Un jour, avec Anne Touzouli, une collègue formée comme moi dans le cadre du D.U. (diplôme universitaire) d'Aix, nous avons eu l'idée d'en faire profiter nos collègues conseillers comme nous, mais aussi des directeurs de Centre d'orientation, des enseignants, conseillers d'éducation, assistantes sociales, infirmières...
Nous avons fait des propositions de formation continue pour des groupes interprofessionnels : il s'agissait d'écrire autour du travail au sens large. Ces ateliers ont très bien tourné pendant une dizaine d'années, jusqu'au jour où l'inspecteur a voulu régler des comptes.
Il sentait que c'était trop contestataire et pour lui, nous débordions du champ de l'orientation organisée par les circulaires de l'Éducation Nationale. À cette époque, tout ce qui touchait à la psychanalyse a été pareillement liquidé.
Les stages se déroulaient sur le temps de travail, dans les lycées généralement, et on limitait l'accueil à une quinzaine de personnes. On choisissait des thématiques comme la violence dans l'institution, le problème de la disparition annoncée des non enseignants, la transformation des métiers, la transmission, l'identité professionnelle…
On trouvait des déclencheurs littéraires, artistiques, La Pluie d'été de Marguerite Duras, des photos de métiers tirées de Paris la nuit de Brassaï ou des gravures d'Alechinsky…

Filigranes : Comment cela se passait-il, concrètement ?

M-N.H. : Au début, nous faisions une semaine bloquée, puis nous avons préféré des séquences de deux jours, avec un "retravail" entre temps. Nous choisissions un ouvrage théorique, sociologique ou autre, comme fil conducteur, par exemple un livre de François Dubet, d'Yves Clot, de Marie-Anne Dujarier qui a analysé l'idéal au travail à travers diverses postures. Puis nous partions à la recherche de déclencheurs d'écriture qui pouvaient aussi être des livres ayant des approches littéraires du travail comme ceux de François Bon ou d'Yves Pagès. Nous lisions des extraits, puis donnions des consignes d'écriture qui pouvaient être des phrases à compléter, des haïkus, etc.
Enfin, nous lisions nos productions et nous nous formions à la lecture oralisée. Parfois, cela se terminait par une analyse de pratiques professionnelles.
Le côté interprofessionnel était intéressant et parfois émouvant. La secrétaire du CIO (Centre d'information et d'orientation) participait régulièrement aux séances, la première fois elle a pleuré de voir ce qu'elle était capable d'écrire !

 

Filigranes : Et hors pratiques professionnelles, animes-tu des ateliers d'écriture ?


M-N.H. : Exceptionnellement, cela m'est arrivé pour un petit groupe d'amis, sur des thèmes plus poétiques ou plus ludiques, autour du thème de l'été et des lumières de la ville, par exemple.

 

Variété des formes


Filigranes : Quelle est la qualité du poème par rapport à un récit ou un texte plus analytique ? Qu'est-ce qu'un poème permet de faire ?

M-N.H. : L'expression y est plus personnelle. Je cherche à
exprimer ce que je suis profondément et qui ne s'extériorise pas ailleurs. C'est une démarche très spontanée, pas du tout analysée. Je ne réécris pas beaucoup, j'écris de manière très rapide, très improvisée.
À vingt ans, je n'écrivais pas de textes sur l'art mais plutôt des textes amoureux, avec plus d'enjeux, moins de distance.
Mes textes prenaient souvent la forme d'une prose poétique assez compacte.
Ensuite cette forme a évolué vers le vers libre. Je me suis aussi aperçue que j'affectionnais une disposition particulière : commencer par des vers très courts qui s'allongent progressivement au fil du texte.
Puis j'ai eu des enfants. J'ai travaillé. J'étais engagée sur le plan syndical et je n'avais pas beaucoup de temps. Je continuais cependant à écrire, au moins des lettres.

 

Le souci de la lecture


Filigranes : Tu nous fais très régulièrement des retours détaillés de tes lectures des numéros de Filigranes…

M-N.H. : En général, je parcours rapidement le nouveau numéro, dès que je le reçois. Plus tard, je le reprends intégralement en commençant il est vrai par les personnes que j'aime beaucoup - les trois ou quatre textes que j'attends - puis l'édito et enfin les textes des auteurs que je ne connais pas. J'essaie alors de rédiger une synthèse en y intégrant les illustrations.
C'est à ce moment que je décide de vous en faire retour.
Le plus souvent, mes textes retenus entrent en résonance avec d'autres textes et c'est très intéressant. Lorsqu'arrive un contrepoint plastique, c'est très jouissif.

Filigranes : Ce que tu fais pour nous, le fais-tu pour d'autres revues ?

M-N.H. : Je le fais aussi pour 2000 Regards, pour Le Cénacle de Douayeul, un peu moins pour les autres revues, ou de manière moins approfondie.

Filigranes : Que perçois-tu à la lecture de Filigranes de nos engagements, du projet de la revue ?

M-N.H. : La plus littéraire des revues à laquelle je participe, c'est Souffles. Filigranes est la plus intéressante dans la mesure où il y a des exigences littéraires, mais aussi un encouragement à expérimenter de nouvelles
écritures encore hésitantes.
Il y a de très belles plumes, c'est important pour moi. Ensuite ce qui me plaît particulièrement ce sont les Cursives, la réflexion sur la démarche
d'écriture et plus généralement de création. Vous conciliez une qualité d'écriture et une ouverture avec l'idée de "Tous capables". J'apprécie cette
générosité.
Dans Filigranes, l'engagement politique me convient. On voit de la diversité dans la création de gens qui, pour certains, sont reconnus, mais pas tant que cela, qui sont en voie de reconnaissance. Filigranes donne la parole à une création contemporaine qui se situe sur les marges.



Filigranes : Est-ce que cela ne rejoint pas d'une certaine manière tes pratiques d'ateliers d'écriture ?


M-N.H. : Oui, je me suis située dans la même perspective.

Entrer en écriture


Filigranes : Quels conseils donnerais-tu à quelqu'un qui veut se mettre à écrire, si tu te fondes sur ton expérience ?

M-N.H.: 1. Se jeter à l'eau ; 2. Lire ; 3. L'atelier d'écriture !
Écrire n'est pas, pour moi, une démarche volontariste, j'écris comme je respire. Pour écrire, il faut s'y mettre, et puis voilà !
Si quelqu'un n'a pas cette possibilité-là, les ateliers d'écriture sont souvent très déclencheurs. On se révèle capable d'écrire alors qu'on ne le savait pas, ne le soupçonnait pas.
Il ne faut surtout pas empêcher la créativité. J'ai fait très modestement du piano et je suis incapable d'improviser quoi que ce soit ! J'apprenais la partition, c'était tout. Sans elle et sans mémoire, jouer devenait presque impossible. Il y a une manière d'aborder le français, dans la vénération des grands auteurs, qui produit les mêmes effets paralysants.
Si, en revanche, on propose des ateliers d'écriture, on peut envisager de créer par soi-même. Baigner dans un univers littéraire nous enrichit
et nous pouvons ensuite suivre des consignes d'écriture au départ faciles ou simples qui déclenchent petit à petit
l'écriture.

Conférences, textes en écho


Filigranes : Tu as fait une conférence sur Nancy Huston. Dans quel cadre ? Pourquoi ?

M-N.H. : Dans le cadre de la Maison de l'Écriture et de la Lecture de Marseille qui me sollicite, mais c'est moi qui choisis les auteurs. Il s'est passé que j'avais envie de travailler sur Kundera, et en relisant ses œuvres, sa dérision permanente m'a soudain gênée. De plus ses derniers romans m'avaient un peu déçue. J'ai donc cherché autre chose.
Je n'avais lu qu'un ou deux ouvrages de Nancy Huston dans le cadre de préparation d'ateliers d'écriture. Je me suis mise à lire Instruments des ténèbres, enthousiasme absolu… J'ai trouvé beaucoup de points
communs avec Kundera justement dans la construction
musicale, fuguée, polyphonique avec un côté plus positif. Elle a d'ailleurs écrit Professeurs de désespoir où elle analyse de façon critique les options qu'elle qualifie de nihilistes de nombre d'écrivains contemporains, dont Milan Kundera, Michel Houellebecq, Sarah Kane ou Christine Angot.

Elle parle de "négativisme, néantisme, mélanomanie ou passion du noir." Ces auteurs, inspirés notamment par Arthur Schopenhauer, méprisent la vie terrestre ; des facteurs biographiques (malheur familial, naissance dans un pays humilié et soumis à une dictature) expliqueraient leur pessimisme.

 

Pour une écriture du consentement


M-N.H. : Je voudrais souligner que ces professeurs de désespoir peuvent être d'immenses écrivains, des auteurs fascinants, des penseurs majeurs de leur époque. À titre personnel, j'ai plus d'affinités avec ce que certains appellent "une écriture du consentement" au monde, à la vie, une écriture peut-être plus lyrique, une écriture qui célèbre la nature, la sensualité, l'amour.
Je repense ici à cet extrait de Julien Gracq dans Un beau ténébreux que j'aimerais redonner ici comme illustration… 

 

Mon projet


M-N.H. : Mon projet serait de publier des recueils : poésie, mais aussi des nouvelles, car mes textes dorment souvent dans des tiroirs, je souhaiterais qu'ils soient lus. J'aimerais aussi publier un recueil de haïkus.

Enfin, si j'avais plus de temps, je voudrais peut-être développer une forme d'écriture longue, éventuellement romanesque, mais je ne suis pas sûre que cela me corresponde. L'écriture longue nécessite une part importante de travail d'élaboration, et je n'ai pas beaucoup de temps. Il faut que les choses viennent au fil de la plume et que ce soit très rapide.
J'écris très rapidement !

Cet entretien a été réalisé par
Odette et Michel Neumayer
avec l'appui précieux de Monique d'Amore.

Marie-Noëlle Hôpital a publié
en 2010 Sous la reliure.
Collection "Quelques
instants avec…"
(Éditions du Douayeul, Douai).

 


 

 

"On se sentait dans ce désert d'arbres haut juché au-dessus
de la Meuse,
comme sur un toit
dont on eût retiré
l'échelle"

Julien Gracq

 

 

 

 

 

(C.Lapeyre)

 

 

 

 

 

"On ne peut pas écrire
sans la force du corps…"

Marguerite Duras,
" Écrire".

 

 

 

 

 

 

 

(C.Lapeyre)



 

 

 

 

 

 

« À la guerre, dans les wagons affreux de la guerre
dont tout fait une géhenne
de planches, d'angles durs,
de secousse, ainsi le grand rêve
obsédant de s'étendre dans l'eau
comme une prairie,
dans une prairie sous-marine.
'Dormir dans la mer',
comme dit Eluard (…)
Dormir. Ma première nuit
de prisonnier, mon seul souvenir
de grand sommeil océanique.
C'était une prairie humide,
une grande mer d'herbes,
une prairie d'asphodèles
sous la nuit fécondante
de juin."

Julien Gracq

 

 

 

 

 

 

 

 

(C.Lapeyre)