1000 MAISONS plus UNE !
Au fil de la maison serait un titre plus juste. Chacun porte en soi
l’image d’une maison. Les architectes ont fait leur métier de ce rêve
qui a cheminé de siècle en siècle, de châteaux en palais jusqu’au plus
petit cabanon. Ils déplacent l’antre ou le refuge du côté de la beauté
et de la rigueur. C’est leur projet. Le vingtième siècle y a ajouté
l’ordre du collectif.
Pourquoi Le Corbusier ? Certes, le Corbusier est un immense architecte
et sa pensée, sa conception de la société nous interrogent. En prenant
connaissance de son œuvre écrite - plus de cinquante livres dont des
poèmes, une revue - j’ai pensé qu’il avait toute sa place dans
Filigranes en tant qu’auteur, en tant que peintre.
Mais il y a d’autres raisons. A Marseille, il a construit une de ses
"Cités radieuses". Elle résonne avec notre ville. Elle fait partie de
son quotidien. Ici on l’appelle "la maison du Fada". Fada peut être un
compliment, c’est en tout cas une façon de s’approprier avec tendresse
un regard qui conserve son étrangeté.
J’ai exploré ce mystère dans un texte que je propose pour ce numéro à
propos d’un béton que j’ai découvert dans la vallée de la Durance. J’ai
compris à son propos le terme de "radieux". Ce béton là, voile planté
dans la pinède, m’a renvoyée à cette cité que je côtoyais tous les
jours. A partir d’une maison, j’en ai découvert mille.
Sous cet auspice, j’ai eu la chance de pouvoir m’entretenir avec Claude
Prelorenzo, administrateur de la Fondation Le Corbusier
(www.fondationlecorbusier.asso.fr) du livre Une petite maison que
Le Corbusier écrit vers la fin de sa vie. Une maison qu’il a construite
en Suisse, trente ans auparavant, pour ses parents sur le bord du lac
Léman.
Claude Prelorenzo a tenu à donner sa version, se sentant fort justement
dépositaire de l’œuvre. Dérogeant aux principes de Cursives, il a
préféré un dialogue à deux voix, à deux textes pour ne pas trahir Le
Corbusier, fût-ce à l’occasion d’une rencontre amicale.
Arlette
Anave
L'entretien
avec
Claude Prelorenzo
à propos de Le Corbusier
Filigranes :
Comment en vient-on soi-même à s'intéresser l'architecture ?
Claude
Prelorenzo : J'ai effectué mes études de sociologie à la fin des
années 60 à Aix en Provence. La sociologie urbaine avait alors supplanté
la sociologie rurale et la sociologie industrielle. C'était la ville,
son développement, ses édifices, ses difficultés qu'il convenait
d'expliquer. Dans le même temps l'architecture me passionnait, mais je
n'ai pas pu aller plus loin que des voyages et des lectures, car pour
entrer aux "Beaux-Arts" il fallait réussir un concours en bonne partie
basé sur les mathématiques. Après 68, plus de concours d'entrée, mais il
était trop tard ! Le goût de l'architecture est resté et j'en ai fait
mon métier: professeur de sociologie de l'architecture à Luminy !
Filigranes : Qu'est-ce que l'architecture pour vous,
administrateur de la Fondation ? Une science, un savoir technique, une
conception du monde et de l'Homme ? Ou autre chose ?
Claude
Prelorenzo : Tout à la fois, mais aussi en bonne part un art.
L'architecture fait partie, historiquement parlant, des "4 z'arts" avec
la peinture, la sculpture et la gravure. Ce qui lui donne une
spécificité et une complexité particulière dans ce quatuor, c'est que
c'est un art d'utilité quotidienne, pratique, utilitaire et
hypersocialisé dans son programme, son financement, sa réalisation, son
usage. Depuis l'antiquité (Vitruve), elle est structurée autour de la
firmitas (solidité = technique de construction), la venustas (la beauté
= esthétique) et l'utilitas (l'utilité, l'usage). Avec Le Corbusier,
tout le spectre est couvert, car il visait à la "synthèse des arts"
étant lui-même peintre (avant tout, disait-il), sculpteur, graveur,
poète, etc… Les fonds qu'il a légués à la Fondation témoignent de cette
diversité.
Filigranes
: Le Corbusier et l'écriture : une écriture qui poétise ? Qui étaye ?
Qui veut faire œuvre philosophique à l'instar d'autres philosophes qu'il
a lus ?
Claude
Prelorenzo : L'écriture de Le Corbusier relève de plusieurs
sortes d'écrits. Ce que l'on connaît le mieux est l'écriture théorique
ou doctrinaire. Je n'hésite pas devant le mot de doctrinaire car il
s'agit pour Le Corbusier d'élaborer une doctrine plutôt qu'une théorie,
c'est à dire un mixte de savoirs, de savoir-faire et d'engagement. Ses
textes les plus célèbres sont d'inspiration polémique. Le style en est
assez rigolo, journalistique, plein d'arrogance. Le plus connu est Vers
une architecture (1923). Le titre des chapitres donne le ton: Trois
rappels à MM. les architectes ; Des yeux qui ne voient pas ; La leçon de
Rome.
C'est dans cet ouvrage que l'on trouve sa formule peut-être la plus
connue (mais, malgré ce, souvent écorchée: "L'architecture est le jeu
savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière".
Un deuxième texte, très discuté, est La Charte d'Athènes (1941)
qui popularise les recommandations du Congrès International
d'Architecture Moderne (1933). La Charte d'Athènes défend les principes
d'un urbanisme qui se concrétise dans la "Ville radieuse".
Ce livre comporte lui aussi des formules "définitives" : "Les clés de
l'urbanisme sont dans les quatre fonctions : habiter, travailler, se
récréer (dans les heures libres), circuler".
Je ne crois pas que Le Corbusier ait eu la prétention de faire œuvre de
philosophe. Il est trop tendu vers l'action pour cela. C'est un
producteur, pas un penseur.
La poésie le concerne davantage que la philosophie. Il rédige plusieurs
ouvrages qui relèvent de l'art poétique. Poésie sur Alger (1950)
et surtout Le Poème de l'angle droit (1955) dans lequel le mot
est dessiné. On doit également inscrire dans sa veine poétique les
ouvrages intimes, en partie contemplatifs que sont Le voyage d'Orient
(écrit en 1914, publié en 1965), Les Petits Champs des Morts, où,
"dans le sable brun, se déchaussent les tombes" et Une petite maison
(1954) dont il est question plus directement ici.
L'architecte, le plasticien, l'écrivain sont trois faces imbriquées
d'une œuvre et d'une vie particulièrement active.
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Chapelle Notre Dame du Haut Ronchamp
(c)
www.fondationlecorbusier.asso.fr |
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1000 maisons
par Claude
Prelorenzo
J'évoquerai d’abord les "mille" maisons, car Le Corbusier a toujours eu
le souci de loger les gens par grandes quantités. Avec les cités
ouvrières, comme Pessac, les "cités radieuses" de Marseille ou Rezé ou
encore les projets de quartiers et de villes, il a toujours privilégié
le nombre. Ce qui ne l'a pas empêché de construire tout au long de sa
carrière, mais en particulier dans l'entre-deux-guerres, de nombreuses
villas. Elles eurent d'ailleurs une grande importance pour sa
réputation. Les banquiers suisses: les Savoye, les Laroche, les artistes
aussi, furent parmi ses premiers clients parisiens…
Pour lui, le programme individuel n’est pas opposable au collectif parce
que dans les deux cas il applique la même méthode, avec une croyance :
"Là ou naît l’ordre, naît le bien-être" et des principes, au nombre de
cinq, qu'il appliquera à toutes ses constructions : faire du sol un
jardin : les pilotis ; vivre dans le ciel : le toit terrasse ; façonner
sans contrainte le visage de la maison : la façade libre ; donner toute
la souplesse à la disposition : le plan libre ; regarder dehors
"naturellement" : la fenêtre horizontale.
Sa clientèle est bien entendu diverse, des ouvriers, des banquiers, des
artistes, elle est particularisée, des Suisses, des Français, des
Indiens, des Argentins etc. mais les programmes spécifiques qui leur
correspondent sont traités par des standards en référence à un homme
générique, idéal, dont il fixera même les mesures avec son Modulor,
principe d'harmonie fondée qui rejoint les recherches de la Renaissance.
Mille ou Une, ça n’a donc pas d’importance, puisqu'elles naissent dans
ces règles. Ces principes sont d’architecture. Ils ne contraignent pas
les modes de vie et ne sont pas non plus des prêt à penser
professionnels.
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Pavillon de l'Homme Zürich
(c)
www.fondationlecorbusier.asso.fr |
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Dessiner des
lieux…
Claude
Prelorenzo : Le Corbusier traite le site d'une façon en fin de
compte assez semblable. Grand amoureux de la nature, arpenteur des
montagnes suisses, inlassable dessinateur de lieux, metteur en scène
impeccable de la "vue", il ne cherche jamais à fondre l'architecture
dans le paysage. L’Unité d’habitation, logement urbain, est la même
qu’elle soit implantée à Berlin ou à Marseille.
Le Corbusier n’est pas un régionaliste et jamais il ne cherchera à
utiliser les matériaux locaux, comme on peut le voir avec son Cabanon
qui, à Cap-Martin, près de Menton, met en œuvre des demi-rondins qui
rappellent davantage le Canada que la Provence. Le site n'est qu'une
simple localisation s'il n'exprime pas une vérité forte. Prime alors
l'architecture. "L'environnement" doit être maîtrisé, effacé comme à la
Villa Savoye où le terrain, sans relief, sans histoire, est abstrait :
rectangles du bosquet, carré de gazon, d'où surgit comme un joyau
l'édifice étincelant de lumière. La villa flotte au dessus du terrain,
affranchie du sol par ses pilotis.
Lorsque le site compte, son inspiration se déploie. Lorsqu'il est à
échelle tellurique comme à Chandigarh, le Capitole s'ouvre à l’Himalaya.
Lorsque la beauté de la conjonction de l'eau et de la montagne s'impose,
comme au bord du lac Léman, c'est toute la maison qui s'organise pour le
contempler. Lorsque, à Cap Martin, toute la Méditerranée s'y condense,
le Cabanon se fait discret, à l'ombre du caroubier.
En site urbain, l'attitude change. C'est le bâtiment qui fait sens. A
Marseille, par exemple, ce qui est important, au-delà du logis lui-même,
c'est que du toit chacun puisse toucher le ciel et regarder la mer et
qu'au sol soit offert le maximum d'espace vert pour la détente et la
promenade. Par contre, lorsque le projet passe d'un côté à l'autre du
boulevard, il ne modifie pas l'emplacement de l'entrée de l'immeuble qui
du coup tourne le dos à l'axe public/privé.
C’est l’échelle des peuples et de leur territoire qui l’intéresse. A
Alger, il embrasse avec ampleur le paysage, la mer. Ses autoroutes et
ses gratte-ciel dialoguent avec ces échelles.
La question de
l'Homme
Claude
Prelorenzo : On a souvent reproché à Le Corbusier de promouvoir
la "machine à habiter", formule dans laquelle d'aucuns lisent un
antihumanisme, une visée autoritaire.
En fait la "machine à habiter" c'est la nécessité d'introduire dans le
logement le confort moderne dont les milieux modestes étaient dépourvus.
En accord avec les recherches en ergonomie et pour alléger le travail
qui incombe encore aux femmes, il met au point, avec Charlotte Perriand,
grand personnage du design contemporain, la "cuisine laboratoire"
étudiée pour économiser les gestes, les déplacements, les efforts. Il
livre un immeuble équipé, actif, effectivement une machine, dotée de la
commodité d'une école et de commerces, intérieurs. Les "cellules" sont
mesurées pour donner, dans les surfaces réduites qui lui sont imposées,
la place la plus juste à chacune des activités : les chambres sont
petites, les douches comme des cabines, mais le séjour bénéficie d'un
double volume. Mais surtout cette "machine" présente une plastique
travaillée, d'ordre poétique : "rues" intérieures, sombres, ponctuées
par les entrées colorées, attractives comme des refuges, de chaque
appartement, béton aux incrustations de coquillages, vitraux, présence
du bois, contrepoint des couleurs franches, primaires, bleu, vert,
rouge, jaune, au gris du ciment et au noir du métal peint, intimité des
loggias, ouvertes aux arbres et à l'horizon, mais partiellement fermées,
comme un cocon.
La révolution
poétique
Claude
Prélorenzo : Après la période "puriste", géométrique,
d'inspiration industrielle, vient celle d'une architecture avant tout
poétique. C'est la "révolution" de Ronchamp, une chapelle dont les
formes souples, organiques, laissent une part de ses disciples
désemparés. Cette inspiration qui va marquer la deuxième partie de sa
carrière, il l'a trouvée dans le Mzab, en Algérie, dans l'absence
d'orthogonalité des maisons mozabites, les tombes de marabouts, les
ruelles. C'est aussi le retour mémoriel de ses voyages en Orient, des
fermes de Campanie, des demeures blanchies à la chaux de Grèce et de
Turquie.
"Les cités dortoirs c’est la faute à Corbu". Une idée qui a la vie dure.
On lui reproche, au travers de la rédaction de la Charte d'Athènes, qui
posait les principes de la ville moderne, d'avoir "inventé" les cités
dortoirs, c'est à dire des formes d'habitat de piètre qualité,
dépourvues d'équipements, isolées sur des territoires déserts. En fait
si la "Charte" promouvait les "cités", par opposition à la rue ou au
lotissement, elle postulait la nécessité de l'équipement public du
logement, les espaces verts, les équipements de sport et de culture, les
services marchands et administratifs, une bonne relation avec la région,
bref une "grille d'équipements" que les "cités dortoirs" n'ont jamais
mise en œuvre. Sarcelles est l'opposé de la ville que cherchera à
réaliser Le Corbusier et qu'il concrétisera enfin, à la fin de sa vie, à
Chandigarh.
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Unité
d'habitation du Rézé
(c)
www.fondationlecorbusier.asso.fr |
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La Maison du
lac
Claude
Prélorenzo : Il faut évoquer maintenant la "Petite maison". Ne
serait-ce que parce que cette maison présente des caractéristiques
révélatrices.
Tout d'abord, c'est un édifice qui sera suivi d'un livre, ce qui n'est
pas si fréquent en architecture. Un ouvrage fait de phrases simples mais
explicatives, de dessins, de plans. Un ouvrage qui reste léger, loin de
ses écrits militants, de ses colères de doctrinaire, de ses défenses
littéraires. Un ouvrage singulier donc au sein d'une abondante
bibliographie qui compte plus de cinquante ouvrages.
Le deuxième trait de caractère de cette maison est qu'elle est réalisée
pour ses parents vieillissants qui y finiront leurs jours. C'est donc la
deuxième fois que, tel un père, inversant ainsi la logique
générationnelle, il bâtit le logis familial. La première fois c'était à
la Chaux de Fonds, la ville natale, dans le Jura suisse. Une maison
imposante, encore sous l'emprise d'une architecture bourgeoise, mais
déjà épurée, transparente. Concevoir et bâtir cette maison, c'est
l'occasion pour lui de témoigner de son amour pour ses parents, pour son
père, silencieux, malade, qui y trouvera une sérénité pour ses derniers
jours. Pour sa mère, qui y vivra plusieurs décennies, et ainsi lui
rendra dans les faits la reconnaissance qu'elle peine à lui donner
directement.
Le troisième caractère est la démonstration qu'elle fait de l'importance
pour Le Corbusier du site lorsqu'il est de grande qualité. La "Petite
maison" est installée sur les berges du lac, dans un climat plus
clément, et surtout face à un paysage exceptionnel : le lac et sa
lumière, ses clapotis, ses humeurs au premier plan, et les Alpes en fond
d'horizon. Toute la maison, toutes les pièces et le jardin sont orientés
sur ce panorama.
Le livre souligne le fait qu'une maison est faite de petites choses,
personnelles, intimes, pratiques : les nécessités de la vie quotidienne,
la visite des voisins qui viennent prendre un verre, le confort du
chien, un banc pour regarder le lac, une fenêtre qui ouvre toute la
façade sur la nature, les problèmes du chauffage… toute une vie modeste,
mais fondamentale que sa mère lui relatera au cours d'une longue
correspondance faite des compte-rendus des concerts qu'en professeur de
piano elle fréquente, de tartes et de confitures, de ravissements et de
plaintes. Une maison qui raconte la vie de ses occupants, la démarche
d'un architecte, les relations d'une famille dispersée, les jours qui
passent.
C'est peut-être ce que vous entendez par "Une" maison. Là, c’est à toi
de me le dire…
Claude Prelorenzo
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La villa du lac - Vevey
(c)
www.fondationlecorbusier.asso.fr |
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C’est par l’architecture
que Le Corbusier est poète
D’abord, je veux te remercier
pour cet éclairage. Je sais que tu n’aimes pas sortir du rôle de fidèle
gardien de la pensée de Le Corbusier. C’était également son souci quand
il a créé sa Fondation : transmission, fidélité. Je serai donc prudente
et brève, en même temps joyeuse que tu m’accordes de pouvoir donner ma
version de cet homme et de ce thème. Ce n’est pas dans les habitudes de
Cursives mais pourquoi pas ?
Certes c’est par l’architecture que Le Corbusier est poète. Donner forme
est en soi une démarche poétique. Mais la découverte de son œuvre écrite
a redoublé pour moi le thème : mille maisons plus une, d’un autre thème
: une maison plus un livre. Je pense que tu seras d’accord sur l’idée
que le décalage temporel de trente ans entre la construction de cette
Petite Maison et l’écriture qu’il en donne est un terreau fertile où il
a puisé dans sa sensibilité d’artiste. Ce n’est pas le "feu" opposé à
"la glace". Plutôt comme s’il s’était trouvé devant l’exigence d’ajouter
de l’intime. Ce n’est pas une villa, ce n’est pas non plus le cabanon
très sommaire où il finira sa vie. Ce sont des mots qui s’imposent à lui
dans l’épaisseur de l’expérience de la vie familiale. Cette nécessité,
c’est cela sa poésie, ce qui s’impose des mots.
Je le cite : "Le plan dans la poche, on a longuement cherché le terrain.
On en retint plusieurs. Mais un jour, du haut des coteaux, on découvrit
le vrai terrain." "Le plan est installé sur son terrain, il y entre
comme une main dans un gant".
Fiction ou vérité, c’est comme la ponctuation d’un lent travail
psychique. Comme s’il trouvait dans l’écriture la justesse d’un
sentiment. Heidegger disait l’inverse : "c’est seulement quand on habite
que l’on peut construire". Peut-être parce que c’était un écrivain.
Le Corbusier est un architecte, lui il construit, puis habite, peint
puis écrit. Ce qu’il écrit dans ce petit livre est magnifique : "Un banc
peut suffire à donner du bonheur. Si vous n’êtes pas de cet avis,
passez." "Un bon plan de maison passe par la tringle à rideaux". "La
maison s’enrhume, elle a des rhumatismes". "Le saule pleure de trop"
dans le jardin.
Il compare le toit terrasse à la proue d’un navire avec la rambarde qui
permet de voir loin. Il raconte la végétation sur ce toit avec des mots
fleuris, s’imagine en chat de gouttière, bref des trouvailles qu’il a
peut-être puisées dans l’observation de la vie de ses parents, des
gestes qu’il y a faits très certainement.
Il décrit la maison avec sensualité. Il parle de "la sveltesse de ses
potelets". Cette écriture de la maison n’est pas la seule dans son œuvre
poétique. Il dira aussi dans Le Poème de l’angle droit : "La maison,
fille ou soleil" ou "La maison des hommes prête sa toiture à la
fréquentation des nuages".
Un autre thème, celui de la vieille femme, celui du temps de
l’expérience, est aussi présent dans ce poème. Sa mère de 91 ans ou
Yvonne sa femme. De qui parle-t-il ?
Il coupe ce texte d’un dessin de coquillage. Le début est aussi un
dessin : une résille de lignes énigmatique en forme d’écheveau.
Ailleurs, il dit aussi : "Pleine main j’ai reçu, pleine main je donne."
J’ai voulu rendre hommage à Charles Edouard Jeanneret derrière le pseudo
qui l’a rendu célèbre. Ce nom est actif, par l’écriture, tapi derrière
son nom de scène. Le Corbusier est plus qu’un nom, une marque, celle
d’un grand architecte. Au point peut-être d’éclipser ce père horloger
qui attendait dans cette petite maison les retours de Charles Edouard.
Mais n’en rajoutons pas, il serait furieux.
Cinquante livres, certes, il a beaucoup donné. Il n’a cessé d’expliquer,
il l’a fait plus que les autres architectes. Écoutons Jean Nouvel au
sujet du Quai Branly où il a installé le musée des Arts Premiers. Il dit
comment l’espace peut être "spirituel" : "l’ombre et la lumière, la
nature dans la ville par des sentiers d’herbes folles, la liberté du
regard."
En l’écoutant, j’ai entendu les mots de Corbu, son vocabulaire, celui
qui sert à construire. Mais aussi à habiter et à écrire : "Simplicité,
économie, lumière". C’est par ces mots que les gravures rupestres, les
calligraphes, les Cisterciens sont venus jusqu’à nous.
Ils ont précipité dans la pierre
la geste poétique.
Corbu nous avertit : "Haussmann, c’est un coffre-fort avec la mort
dessus". "Nous voici libérés du fatras des meubles, prêts à introduire
chez nous, dans des conditions exceptionnelles de silence architectural,
l’œuvre d’art qui fera penser, ou méditer."
Arlette Anave
Crédit photos : (c)
www.fondationlecorbusier.asso.fr
Avec nos remerciements.
