La
photo,
à hauteur d'homme
Entretien avec Patrick Massaïa
Patrick Massaïa est photographe
professionnel. A ce titre, mais aussi sur la base d'un engagement
personnel très fort, il a été conduit à accompagner un groupe de jeunes
et d'adultes de la ville d'Aubagne lors d'une visite du camp de
concentration d'Auschwitz.
Dans l'entretien qu'il accorde à Filigranes, Patrick Massaïa évoque son
travail professionnel et personnel mais revient surtout sur ce voyage
très particulier et sur l'exposition qui a ensuite été organisée dans la
ville. Il aborde la question de la mémoire, du témoignage et de l'apport
de la photographie à cette nécessité citoyenne.
La
découverte de la photo
Filigranes : Comment la découverte de la photo s'est-elle faite
pour toi ?
Patrick Massaïa : J'ai
découvert la photo comme tout le monde vers douze ans. J'ai eu mon premier
appareil à cette époque-là. C'était un Agfa Rétinette, du genre "
J'appuie, ça fait une photo, soleil voilé, soleil brillant " et voilà. Je
prenais ce que je voyais autour de moi, comme on le faisait dans la
famille, mon père notamment. C'était la photo-s ouvenir-de-vacances. On
s'appliquait à faire les choses bien. Au début, de la photo papier avec
tirage à partir de négatifs, puis de la diapo. On se réunissait autour
d'un projecteur et on regardait.
Dans la famille, j'avais aussi un cousin qui pratiquait le noir et blanc.
Il s'était installé un labo incrusté entre deux murs sur trois mètres et
demi. Tout là, sous la main, bien organisé, cela me séduisait. J'allais
m'écraser comme une sardine dans ce lieu. Ce qui me fascinait, c'était
qu'une image apparaisse à partir de rien du tout ou plutôt à partir de
quelque chose qui restait largement invisible. Sur le négatif, on ne
voyait pas tous les détails du futur tirage. Je n'arrivais pas à
comprendre ce que c'était, je trouvais ça magique, l'apparition d'une
image à partir d'un papier blanc, trempé dans un liquide… Je n'étais pas
allé voir du côté de la technique et je restais très impressionné. Depuis
je suis resté " photo… sensible ".
Filigranes : Quel rapport au livre avais-tu à l'époque ?
Patrick Massaïa : Il y
avait dans mon milieu des éléments favorables à la lecture et au texte.
Jeune homme, je lisais pas mal, la Bibliothèque Or, puis les romans de
cape et d'épée, puis les textes plus historiques. J'ai découvert dans les
livres ce que l'on ne m'avait pas appris à l'école.
Filigranes : Comment as-tu continué ?
Patrick Massaïa : J'ai fait les Beaux-Arts. On y goûte à tout, mais qu'y
apprend-on vraiment ? Pendant ces années-là, j'ai commencé à glisser de la
peinture vers la photo, l'aspect graphique prenant de plus en plus
d'importance. Henri Cartier-Bresson raconte comment, fréquentant les cours
du peintre André LHOTE, il a pris le contre-pied et s'est orienté vers le
noir et blanc, vers le travail photo graphique. Il a toujours dit que la
photographie pour lui est un moyen plus rapide de fixer sa vision, qu'il
faisait du dessin avec la photo, que l'appareil photographique était un
prolongement de son œil et de son esprit. Il suffit de parcourir son œuvre
pour comprendre.
Le
rôle de la photo dans l'activité municipale
Filigranes : En quoi consiste aujourd'hui ton travail ?
Patrick Massaïa : Je
travaille dans la partie photo du S.I.M. (Service d'Information Municipal)
d'Aubagne. Nous sommes deux à photographier pour les publications
municipales, mais aussi à assurer l'archivage systématique d'un certain
nombre d'événements qui se passent ici, même si toutes les prises de vues
ne sont pas utilisées pour la publication. C'est un archivage simple, la
constitution d'une mémoire visuelle. Dans ce but, je suis amené à suivre
l'actualité municipale dans son ensemble. Nous sommes informés de toutes
les manifestations grâce à un réseau interne efficace, mais nos besoins ne
sont pas ceux de la presse quotidienne. Nous n'avons pas de carte de
presse ni les mêmes prérogatives que les journalistes de presse. Nos
conditions de travail ne sont pas non plus pareilles : il nous arrive
d'être être sur le terrain tous les jours, week-end compris !
Filigranes : Que se passe-t-il dans la tête d'un photographe
municipal quand il prend des vues professionnelles ?
Patrick Massaïa : Un
événement, j'essaie de le ramasser en une vue. Prenons par exemple le
Festival du Rire. Il s'agit d'avoir des images de la ville avec des
habitants ou des touristes, si possible en train de s'esclaffer, le tout
sur une place d'Aubagne reconnaissable. La photo doit résumer en une fois
tout ce qui se passe. Mais cela ne suffit pas. Nous devons couvrir tout le
festival. S'il suffisait de faire cette image ! Il faut penser à
l'utilisation ultérieure des images qui peut être multiple. Cela permet à
la Ville d'avoir son propre "book", d'ajouter des photos aux dossiers de
demandes de subventions. Cela sert aussi à toutes les annonces, aux
affiches, aux catalogues, etc. Bref, une seule image ne suffit pas.
Filigranes : Est-ce que tu as le sentiment d'évoluer dans tes
prises de vues professionnelles au fil des ans ?
Patrick Massaïa : Nous
avons un client, c'est la Mairie. Pour les manifestations publiques, la
demande, c'est par exemple de faire apparaître qu'elles sont bien
fréquentées, photos à l'appui. La fréquentation est en effet un des
critères de réussite. Nous avons en chantier de multiples publications :
Aubagne au jour le jour, A tout âge, le Magazine, mais aussi les
catalogues de toutes les expositions, sans parler de l'information de la
communauté d'agglomération. Mais peu à peu d'autres demandes, d'autres
besoins apparaissent.
- 1 -
AUSCHWITZ,
le dernier chemin
Patrick Massaïa : L'exemple du voyage à Auschwitz le montre bien.
Aubagne est membre de l'Association française des Communes, Départements
et Régions de paix. Elle organise chaque année une grande manifestation
autour de la paix en relation avec la ville d'Hiroshima ainsi que bien
d'autres initiatives tout au long de l'année, notamment avec les
enseignants, les lycéens, les rescapés des camps.
Dans le cadre de mon activité professionnelle, j'avais assisté dans
différentes classes de lycées et de collèges, aux interventions des
quelques derniers rescapés des camps habitants de notre ville. J'avais
alors pris conscience que ces témoins étaient des personnes fort âgées et
que les occasions de les entendre seraient forcément de plus en plus
rares. Il y a là un devoir de mémoire à étayer, des relais à prendre… Les
relais, on les prend comme on peut. La question du témoignage me parlait.
J'étais en contact avec un élu de la Commission municipale de la Paix
lui-même en relation avec la communauté juive de la ville et avec les
associations d'anciens déportés. Je lui ai proposé de travailler sur ce
sujet. C'était pour moi un défi et cela m'intéressait pour des raisons
historiques.
J'avais conscience que mon regard de créateur, légèrement décalé par
rapport à mon regard professionnel serait utile pour collecter ces
nécessaires témoignages. Tout cela appuyé sur la perspective de création
d'un Centre de ressources, d'un lieu de mémoire, dans la ville. C'était
aussi un engagement personnel, un défi pour mon regard, mon esprit, ma
sensibilité.
Des
anticipations, un projet
Patrick Massaïa : Au départ, j'avais l'idée de faire quelque chose
d'artistique. Je travaille la photo en dehors de mon boulot, avec le souci
de poser sur les choses un regard créateur et je pensais que… Quand je
suis arrivé sur le lieu d'Auschwitz, je ne sais si c'est le lieu lui-même
ou l'histoire qui m'ont rattrapé, mais j'ai eu un gros moment de
flottement, un énorme doute…
J'avais un projet, des idées préalables. Or là tout s'est écroulé. Je ne
connaissais pas le lieu. Je ne voulais pas faire la même chose que tant
d'autres, or, sur place, j'ai vite compris que la contrainte est
précisément qu'on est obligé de faire la même chose. On se retrouve devant
des lieux qui n'ont pas bougé - il manque bien sûr l'élément humain
d'époque - mais ces lieux ont déjà été longuement photographiés, ont usé
pas mal d'encre pour l'histoire et les sentiments. Je ne voulais pas
d'artifice du type filtre de couleur, de flou ou autres.
Je me suis donc retrouvé avec quelque chose qui était complètement nu et
cru. Brut d'histoire, fort en émotions, que devais-je en faire ? Je ne
savais pas. J'ai douté jusqu'à la lecture de mes images contact. Ce lieu,
je ne voulais pas le trahir.
Photographier un lieu vide
Patrick Massaïa : Le problème c'est justement que ce lieu est vide…
C'est cela qui étonne. Un lieu aujourd'hui désert et tellement chargé
d'histoire qu'on y ressent un grand malaise.
Dans toutes mes photos le regard est à hauteur d'homme. J'utilise souvent
le panoramique qui permet de mieux se rendre compte de la taille du lieu
et qui produit un effet de balayage renforçant le sentiment d'un espace
plat.
En effet, donner l'échelle, c'est important. Cela m'a fortement marqué
lors de la visite. Surtout quand on pense qu'il y avait là des milliers de
personnes, que c'était en permanence un immense champ de boue, largement
surdimensionné. La taille de ce lieu est significative du nombre de
personnes qui étaient là. Avec le four qui fonctionnait tout le temps, on
imagine ce que cela pouvait donner en ce qui concerne la masse humaine qui
défilait dans ce camp dit de concentration, lequel, au fil du temps, s'est
transformé en camp d'extermination. Une industrialisation de la mort en
quelque sorte.
L'aspect visuel est donc très important. Quand j'ai vu Auschwitz, j'ai
saisi l'horreur, j'ai compris les mots assassinat et extermination.
J'insiste sur assassinat, car dans les chambres à gaz, (à Maidanek il y a
des petits hublots sur les portes et les murs des fours), les bourreaux
étaient au spectacle. Ces hublots n'avaient pas seulement pour but de
permettre de constater la mort, il y avait un côté pervers dans tout cela.
Cette taille associée à l'idée de masse humaine, on la sent partout. A
Birkenau, les personnes arrivaient par trains entiers dans le camp, face
aux chambres à gaz et subissaient un tri immédiat : "Vous, ici, et vous,
là-bas…". La moitié partant immédiatement en fumée. C'est à la fois une
image mais aussi et malheureusement une réalité cauchemardesque.
Même si on le dit, même si on l'explique avec des mots, sur place, du fait
même de l'énormité des choses, on éprouve un choc terrible. Tout souligne
combien cette "solution finale" était monstrueuse.
Un
lieu qui parle lui-même
Patrick Massaïa : Comment allais-je pouvoir transmettre tout cela à
d'autres si ce n'est en le montrant ? A Auschwitz, le lieu lui-même parle.
Il s'est imposé à moi, sans fard, sans rien. J'ai simplement apporté ma
façon de regarder et ce sentiment de dimension que je viens d'évoquer.
C'est d'ailleurs ce qui a le plus frappé tous ceux qui ont vu
l'exposition.
(Patrick Massaïa nous montre quelques-unes de ses photos)
Filigranes : Ici, ce qu'on voit c'est une croisée de fil de fer
barbelé…
Patrick Massaïa : Oui, mais
on reconnaît aussi, à l'arrière-plan, des baraquements, légèrement flous.
On se demande quelle est l'échelle.
Filigranes : Sur cette photo-là on voit des rangées de fils de fer
barbelés à côté d'un bloc en bois, un baraquement de taille réduite, avec
une petite fenêtre. On imagine le regard de ceux qui étaient dedans…
Patrick Massaïa : Mais on y
voit aussi deux autres fenêtres, comme des yeux…
Filigranes : Cette autre photo est en deux parties : d'une part,
une palissade de bois qui occupe une bonne moitié de la photo et, à côté,
la fameuse entrée d'Auschwitz, tristement connue et symbolique. Comme si
quelqu'un avait regardé de derrière la palissade.
Là, une vue en panoramique, une plongée sur une double rangée de châlits,
de part et d'autre d'une allée centrale.
Patrick Massaïa : Ici aussi
le panoramique renforce l'impression de dimension du lieu. Le spectateur
est incité à calculer à partir du nombre de personnes pouvant occuper
chacun des niveaux d'un tel châlit, combien en tout... Je passe sur le
calcul exact. Les nazis arrivaient à placer ainsi un millier de personnes
par bloc.
- 2 -
De la photo à l'expo,
de l'expo à la parole…
Patrick Massaïa : L'expo que j'ai faite au retour, je l'ai
construite comme un trajet, selon la progression de quelqu'un qui se
trouve et se déplace dans le camp sans y être, sans avoir les bruits et
les odeurs. J'ai laissé là l'espace à l'imagination du visiteur, qui
obligatoirement subit, par le biais des images et leur charge historique,
la montée de l'angoisse, et l'horreur quelles peuvent susciter.
La mise à disposition des photos dans une expo permet d'ouvrir le dialogue
avec le public et d'aborder un certain nombre de questions. C'est bien ce
que je voulais : que les photos déclenchent des réflexions et des
échanges. Cela s'est vérifié pour les visiteurs de tous âges, lycéens,
habitants de la ville, visiteurs de passage à travers une multitude de
discussions non, pas techniques (quel appareil, quel film, etc.) mais à
propos du lieu !
Filigranes : Ceci fait écho à des ateliers d'écriture que nous
avons animés sur ce type de sujet. Par exemple à un atelier sur Hiroshima.
Nous nous sommes plusieurs fois heurtés au refus des personnes de
travailler sur ces questions. Un des arguments avancés était qu'on ne
pouvait pas écrire parce qu'on n'y était pas… Pour cette raison, on ne
pourrait pas témoigner ! L'exposition pose donc la question de la
possibilité même de témoigner. Comment le faire quand on n'a pas été
témoin direct, simplement au nom d'une nécessité citoyenne, vu qu'il ne
manque de photos ni sur les camps, ni sur leur libération ?
Patrick Massaïa : Certes,
mais on commence réellement à travailler sur ce capital de photos depuis
deux ou trois ans seulement sous l'aspect de la mise à disposition pour le
grand public. Je pense à la photo de femmes nues qu'on voit courir dans un
bois, certainement poussées par les nazis vers la chambre à gaz, la mort.
Une photo que tout le monde connaît, prise par un gars qui a réussi à
faire entrer dans le camp un appareil en pièces détachées et puis à
réaliser quelques clichés. Quelles étaient ses intentions si ce n'est de
dénoncer ? Cet homme a pris des risques insensés, ce n'était pas de
l'inconscience mais du courage. Déjà le besoin de témoigner.
Le problème est complexe. Certaines personnes refusent d'en parler sous le
prétexte que c'était avant. D'autres parce qu'elles ont essayé de le faire
mais qu'on ne les a pas crues. Ou alors, elles ne veulent plus en parler
parce que c'était une horreur pour elles. Ce dernier argument, on l'entend
ici et là parmi les rescapés qui apportent leur témoignage. Du coup, on
risque de n'en parler jamais et ainsi de faire le lit des négationnistes.
La première réaction de ceux qui étaient avec moi à Auschwitz a été de
dire : mais pourquoi le négationnisme ? On est sur le lieu même, on voit
le camp. Nier cela est quand même incroyable !
Par ailleurs, en creusant la question des photos, on s'aperçoit que l'on
profite de l'ignorance du public et ce à plusieurs titres : par exemple,
les armées qui ont soi-disant "libéré" les camps, sont en réalité
"tombées" sur les camps. Les gens de terrain n'étaient pas au courant,
contrairement à la haute hiérarchie… qui d'ailleurs n'a jamais envoyé
aucune bombe sur le nœud ferroviaire qu'était Auschwitz.
Je considère la photographie comme obligatoirement subjective, ne
serait-ce que par le fait quelle a un cadre et que l'on ne voit pas ce qui
se passe en dehors de ce cadre. Et puis les sociétés ont toujours caché
quelque chose à la population et pas seulement en temps de guerre.
(c) Photographie de Patrick Massaïa
Le
risque de l'excès d'images
Filigranes : Nous avons récemment visité à Berlin une expo sur
l'Holocauste. Elle attirait énormément de visiteurs, tous très recueillis
et complètement catastrophés. Une expo qui débordait de photos, de films,
tantôt des documents d'époque, tantôt des productions plus récentes
présentant en particulier divers lieux de mémoire ou de recherche
historique, aux USA, en Israël et ailleurs dans le monde. Une inflation de
documents iconiques. N'est-ce pas un risque ? Le paradoxe serait qu'il y
aurait d'un côté une certaine peur de parler de ces questions, et de
l'autre comme un excès de documents pas toujours ou insuffisamment
analysés ?
Patrick Massaïa : Je pense
que c'est une bonne chose que la frange de la population mondiale qui
s'appelle "photographes" montre et qu'elle ne n'arrête surtout pas de le
faire. C'est bien, parce que les "vrais" témoignages", ceux des
survivants, un jour proche, vont s'arrêter. Se déplacer sur les lieux
comme ils le font et à chaque fois revivre tout cela, on n'image pas
l'émotion ! Ils vont en parler pendant cinq ans, dix ans encore, mais
après ? Il y a donc urgence. Les trois témoins qui étaient avec nous
avaient entre soixante-quinze et soixante-dix-huit ans.
Le
travail du photographe
Patrick Massaïa : Mon souhait aurait été d'avoir la possibilité de
passer deux semaines sur les deux camps : Auschwitz et Birkenau et les
autres camps plus petits aux alentours. Donc, de me mettre aussi à la
recherche de traces moins visibles, de pouvoir faire travailler mon œil,
d'avoir du temps pour cela et qu'un des survivants m'accompagne et me
parle.
Le jour de notre arrivée - c'était en novembre, la nuit tombait déjà -
j'ai fait des photos à toute allure en m'efforçant de trouver quelque
chose. En plus, il commençait à pleuvoir. Le lendemain, deuxième lieu :
Birkenau. Nous y sommes restés sept heures. Finalement, je m'aperçois
qu'en sept heures, je suis passé à côté d'un tas de choses. Il y a des
photos que je n'ai pas faites, par pudeur peut-être, d'autres que je n'ai
pas vues, enfin celles terribles qui resteront gravées à jamais dans ma
mémoire. Maidanek, ce dernier camp est impressionnant car tout est là,
rien n'a été détruit. Les nazis ont appris l'arrivée de l'armée russe très
tard et ont fui dans la précipitation sans avoir le temps de faire
disparaître quoi que ce soit, même pas le tas de cendres. Tout était là,
même les occupants quand les Russes sont arrivés. S'il en avait été de
même à Birkenau, le tas des cendres aurait été gigantesque. Il y a en a un
peu mais on ne les voit pas. On ne voit que le fameux petit lac qui a
donné lieu à la photo "bucolique" bien connue. Il ne manque plus que la
buvette et la barque... Or c'est là le réceptacle d'une majeure partie des
cendres.
Filigranes : Tu arrives là-bas avec un appareil photo. Comment
travailles-tu ? Comment peux-tu travailler dans un tel environnement ?
Comment peux-tu "gérer" l'émotion ? Quel rôle jouent tes acquis
professionnels, ton expérience ?
Patrick Massaïa : Il y a
deux possibilités. Soit le photographe rentre son appareil dans son sac et
fait la visite comme les autres (en se disant, je suis un artiste, j'ai
besoin de temps, je reviendrai), soit il fait comme j'ai fait : il se
bouscule et s'oblige à travailler, avec l'idée qu'il veut revenir chez lui
avec quelque chose, qu'il le faut. C'est le défi !
Avant de partir, pendant une semaine, toute mon activité a été de me
mettre en condition pour avoir le regard libre de toute contrainte, quelle
qu'elle soit. Oublier tout ce que j'avais pu voir afin de découvrir le
lieu tel qu'il est. Ne pas subir l'histoire, avoir une distance entre le
sujet et moi, ce que je peux avoir facilement dans d'autres cas, mais pas
ici.
Mon travail essentiel sur place a été de garder la distance. Cela me
permettait de voir. Comme je faisais partie d'un groupe, il fallait donc
que je quitte le groupe et, de temps en temps, il me fallait y revenir. A
ce moment-là j'entendais les témoins. En tant qu'homme, j'étais bien
évidemment intéressé par ce qu'ils disaient. En tant que photographe, je
puisais là de quoi rectifier mon regard, découvrir et voir autrement. Je
partais vérifier s'il existait des traces de ce que les témoins disaient
et j'ai dû faire deux fois plus de kilomètres que les autres visiteurs.
Le temps que j'aille sur les lieux, je découvrais d'autres choses pendant
le trajet. C'est que le photographe, contrairement à l'écrivain, est
obligé de travailler sur place. Il ne peut pas faire son travail après
coup, après la visite, dans sa chambre. En outre, j'avais promis à Aubagne
de ramener quelque chose, il fallait que je tienne mon engagement. Je ne
pouvais pas revenir avec des choses inutilisables. C'est là que je mesure
l'évolution de la demande municipale : faire appel à des compétences
acquises en dehors du travail de photographe municipal proprement dit.
La construction des photos d'Auschwitz est à l'image du lieu, c'est-à-dire
géométrique, répétitive, en un mot militaire. Le format de tirage, je ne
l'ai pas choisi avant, mais en règle générale je pense qu'à partir de
30x40 on commence assez bien à voir les détails.
-3-
L'amateur, le professionnel,
le formateur
Filigranes : Quand on prend
des clichés, on ne sait pas ce qu'on a dans la boite…
Patrick Massaïa : Oui,
l'incertitude est grande, c'est toujours ainsi. La différence entre
l'amateur et le professionnel est que ce dernier a quand même plus
d'assurance et sait qu'il rapportera quelque chose. En travaillant en noir
et blanc, j'ai pris des habitudes, des réflexes. Dans le domaine de la
photo, la technique est énorme. Ne parlons que de l'argentique pour le
moment. Pour ce qui est du matériel proprement dit, il n'y a pas trop de
différence entre les appareils. Si on a un peu d'argent, on trouve du haut
de gamme sans problème. Amateurs comme professionnels on est donc tous en
gros au même niveau matériel.
Qu'est-ce qui distingue alors l'amateur du professionnel ? Le
professionnel, c'est celui qui sait remplir le cadre, qui y arrive,
élégamment ou pas, et qui va, au retour, pouvoir sélectionner ses images.
Il a la technique, plus une capacité de lecture importante.
A la différence de l'amateur qui se pose toujours des questions sur tel ou
tel réglage, le professionnel s'habitue à une technique et a la garantie
de résultat. L'amateur est en général perdu dans ses réglages. Le
professionnel, non. Moi par exemple, je me suis fais une technique dans
laquelle je me sens bien, uniquement pour pouvoir l'oublier et me
consacrer à mon oeil.
Filigranes : Parle-nous de
ton activité de formation…
Patrick Massaïa : J'ai
monté des stages photos à l'étranger. J'ai, par exemple, une pratique qui
consiste à projeter des photos de grands photographes ou pas. Une
quarantaine et assez rapidement. Puis, je demande quelle est la photo qui
a marqué chacun. Tout le monde en a une. Je ne demande pas d'expliquer, de
dire laquelle ou pourquoi, mais de la dessiner. C'est là que l'amateur ou
le débutant découvre que son regard n'est pas assuré : il a mélangé deux
images, il a oublié un élément important, etc. Il est clair qu'au départ
on ne sait pas lire ou regarder simplement.
J'ai aussi imaginé un atelier dans lequel je démarre avec une collections
d'objets ordinaires, de la poupée Barbie à… Tout est gris. Je déclare aux
participants : "Je vais vous apprendre à faire de la photographie sans
appareil ! Vous allez monter votre photo en plaçant ces objets derrière un
petit rideau…" Au début, ils ne comprennent pas bien. En fait, je leur
demande de créer avec des objets quelque chose qui serait figé dans un
cadre. Une fois l'installation faite, les petits rideaux fermés, ils ont à
décrire "la photo" ainsi créée. Là aussi, certains suppriment les détails,
les aspects incongrus des objets proposés (par exemple, un éléphant avec
une seule défense...)
Après, je propose à chacun de faire des photographies. Qu'importe le thème
! Je demande avant le développement de désigner la photo qui sera la plus
intéressante. La photo, cela devient intéressant quand on sait ce qu'on a
vu, qu'on va chercher immédiatement sur la planche-contact ce qu'on avait
déjà mentalement repéré et qu'on le trouve !
Mais il arrive que des choses inattendues soient entrées dans le cadre.
C'est magique, il se passe quelque chose. Il y a des photographes qui ne
pratiquent d'ailleurs que comme cela. Ils vont sur un lieu. Ils savent que
des choses vont se passer. Ils prennent des photos, ils rentrent des
images en quantité et bien souvent, c'est en relisant leur planche-contact
qu'ils découvrent telle ou telle chose en plus. C'est ce qui s'est produit
pour la photo de la maison des kapos à Auschwitz 1, à l'entrée de la
prison. Elle comporte un reflet inattendu, une sorte de mise en abîme,
montrant ce qui se trouve à la fois devant et derrière le photographe et
puis la présence des miradors, des fils de fers barbelés, du bois brut du
baraquement, tout y était. C'est une image qui synthétise assez bien les
camps de concentrations.
Filigranes : N'est-ce pas là une sorte de déformation
professionnelle d'avoir un regard tellement aigu… comme si l'homme n'avait
pas aussi en lui cette autre faculté qui est d'imaginer des choses, même
s'il ne les a pas vues ?
Patrick Massaïa : En fait,
faire de la photo, c'est se forcer à regarder. Aujourd'hui, nous sommes
abreuvés d'images, mais nous ne les regardons pas et ne savons pas le
faire. Or voir, c'est comprendre.
Dans
l'histoire de la photo…
Filigranes : Comment situer ton travail dans l'histoire de la photo
?
Patrick Massaïa : Je ne
fais ni du reportage ethnographique du type National Geographic, ni de la
photo créative absolue. Au fond, je ne sais pas bien me situer. J'adore le
travail de photographes comme Salgado, même si je me sens incapable de
faire comme eux. Je me reconnais aussi dans Depardon, dans ses espaces
vides où il ne se passe rien, où en réalité il y a la lumière et
l'émotion.
Filigranes : As-tu essayé de regarder ta ville, non comme employé
du S.I.M. mais comme photographe ?
Patrick Massaïa : C'est
difficile, car cette ville, je la regarde toujours comme photographe
municipal. Difficile de se fabriquer un regard neuf.
Il y a deux ans, avec l'association Alphée, notre projet était précisément
de photographier notre ville. Cela a donné lieu à un livre "Aubagne,
points de vues" aux Editions Muntaner. Divers textes accompagnaient les
photos, notamment celui d'un journaliste qui a travaillé comme un
photographe, étape par étape, écrivant comme s'il faisait un voyage en
taxi. Il décrivait des tronçons de la ville, des cadres comme s'il les
voyait à travers un objectif. C'est donc paradoxalement un travail
totalement subjectif du fait même de choisir un cadre.
La
photo et la parole
Filigranes : La photo se suffit-elle à elle-même ou a-t-elle
besoin, à un moment donné, de rencontrer un texte, une parole ?
Patrick Massa ïa : Je ne
pense pas que la photo se suffise à elle-même, mais un tableau non plus.
Les artistes ne sont pas tenus d'expliquer ce qu'ils font, même si, pour
être mieux connus et compris, c'est parfois nécessaire… En effet, même
quand le sujet "s'impose", comme on a pu le redécouvrir récemment dans
l'expo des photos de la guerre d'Espagne (avec celles d'un Robert Capa,
par exemple), il faut quand même pouvoir dire un minimum quant au lieu où
la prise de vue s'est faite, à l'objet de la photo, aux personnages
représentés, aux possibles intentions du photographe, etc. Je crois que
toute photo a besoin qu'une parole soit posée sur elle, pas une
explication mais des mots, une légende. Certes, il faut se garder d'être
systématique en la matière. Est-ce intéressant d'avoir le commentaire du
photographe lui-même ? Cela dépend, c'est au cas par cas.
Un
projet en Ardèche….
Patrick Massaïa : Actuellement je fais de la photo en noir et blanc
que je colore après-coup et du noir et blanc que je laisse en l'état. Mon
travail de création photographique consiste en partant du noir et blanc à
apporter éventuellement de la couleur, à la main ou à l'ordinateur. C'est
aux confins de la photographie. Ce n'est pas de la peinture et ce n'est
plus de la photographie non plus. C'est une démarche unique, même si le
produit est différent selon les cas. C'est toujours une affaire de regard.
Je suis un photographe classique. C'est-à-dire que je suis plus
photographe que plasticien. Je crains la pollution par la couleur. La
couleur n'est pas forcément l'amie des photographes.
J'ai fait des photos en Afrique du Nord et aussi une série de prises de
vue sur un coin d'Ardèche. Je n'avais jamais photographié cet endroit, par
peur de tomber dans la carte postale peut-être, jusqu'au jour où j'ai
décidé de travailler sur un espace bien délimité - cinq cents mètres d'une
rivière, un tronçon entre deux ponts - avec l'idée que j'allais y trouver
quelque chose. L'endroit en lui-même n'a rien d'exceptionnel. Là, la
démarche est en quelque sorte de narrer le lieu, de montrer ses
métamorphoses au fil des saisons. Si j'ai travaillé une certaine prise de
vue à l'automne, j'y reviens au printemps et ainsi de suite… On ne peut
pas tout résumer avec une seule image. C'est comme dans l'expo Auschwitz,
il y a une montée en puissance.
Filigranes : Dis-nous ce que tu vois ?
Patrick Massaïa : Sur cette
photo, un château et petit à petit je m'approche de l'eau, jusqu'à la
perte d'équilibre, la perte de repères. On ne sait plus vraiment où on
est, avec ces arbres qui sortent de l'eau...
Cette autre photo, vous la tenez dans un sens, mais elle a été prise dans
un autre sens. Il n'y a que cela qui est à l'air libre. Il y a un petit
courant… La particularité de cette rivière, c'est de disparaître quasiment
pendant l'été, elle passe sous les galets… Là, sur cette autre vue, j'ai
laissé parler des petits galets qui ne sont certainement pas TOUT le
lieu.
En Ardèche, dans ce type d'environnement, je laisse tomber toutes mes
autres préoccupations pour me consacrer à la photo exclusivement.
Particulièrement sur ce travail qui m'a fait découvrir que la liberté
c'est le choix de ses contraintes.
A Auschwitz, je me trouvais dans un lieu tellement fort que je ne pouvais
pas fonctionner comme d'habitude. C'est toujours le lieu qui parle, mais
entre l'Ardèche et Auschwitz, il ne dit pas du tout la même chose.
La photo permet de dévoiler différentes facettes de soi. Mais au fond,
elle est surtout un prétexte à rencontre, y compris à la rencontre de soi.
Appareil sur le ventre, on part à l'aventure…
Cet entretien a été réalisé
par Odette et Michel Neumayer
|
|
|