"Je n'avais jamais réalisé
que j'aurais pu apprendre à mon âge ..."
Un entretien avec Claudette BERTHON, militante associative, membre de ATD
Quart-Monde, auteur de FILIGRANES.
Q.- Quand as-tu commencé à
lire et à écrire ?
Cl.B.-
Pour de bon, sérieusement, en 79-80. J'avais presque 40 ans. Dire que je
ne savais pas lire du tout, c'est grossier, je savais déchiffrer, comme un
enfant de 6 ans qui lit sans comprendre. C'était un rudiment, mais lire
couramment, j'en étais incapable.
Q.- Ça a été quoi, le déclencheur ?
Cl.B.- Je n'avais jamais
réalisé que j'aurais pu apprendre à mon âge. A l'école, avec les
professeurs, on se sentait un peu refoulés, je m'étais recroquevillée dans
ma coquille. Peut-être que je ne sentais pas le besoin d'écrire.
Le déclic, c'est
qu'en commençant à militer,
j'ai voulu goûter de tout, voir tout...
Cl.B.- Je faisais déjà
partie des associations du quartier. J'aurais pu me contenter de savoir
lire les titres du journal, écrire quelques phrases. Mais je me revois
encore à une réunion de militants d'ATD Quart Monde à Marseille. Il y
avait des femmes qui apprenaient à lire et qui avaient mon âge. Je me suis
dit "Je suis pas plus bête qu'elles." Ça a été le déclic : la
confrontation avec des gens qui avaient à peu près le même âge que moi et
qui s'y mettaient. Le déclic, c'est qu'en commençant à militer, j'ai voulu
goûter de tout, voir tout. Avec ceux qui ont démarré à ATD en même temps
que moi, qui ont fait avec moi leur formation, il y a un fil d'Ariane qui
nous relie quelque part. Même si ce n'est pas eux qui m'ont tenu le
crayon, même si ce n'est pas eux qui m'ont appris à lire, c'est grâce à
eux que j'ai découvert un tas de choses.
Encore maintenant, je voudrais voir tout avant de mourir. C'est comme ça
que dans les camps d'enfants que j'accompagnais, j'ai fait de l'escalade,
du cheval. Un jour, j'ai dit au directeur de la colo : "Pourquoi il n'y
aurait que les gamins qui en feraient ?". Il m'a prise au mot, et je suis
montée sur un cheval. Pourtant j'avais peur ! C'est comme le patin à
glace, j'ai dit que j'en ferai, je sais que j'irai. Vous viendrez
peut-être me voir à l'hôpital après, mais j'irai ! Mais ce n'est pas de
moi-même. On dirait qu'il y a quelque chose - je dirais Dieu - qui me dit
: "Il y a ça à faire, il faut que tu y ailles." Souvent, ça se passe comme
ça, on vient me trouver, on m'appelle. Mais après, quand j'entreprends
quelque chose, je vais jusqu'au bout.
Apprendre toute seule
Q.- Et alors, pour la
lecture et l'écriture, comment tu as fait ?
Cl.B.- Il y avait des
cours dans la cité, organisés par ATD, mais j'ai préféré me débrouiller
toute seule. J'ai écrit à une maison de cours par correspondance. Un
professeur est venu me voir, on a beaucoup discuté, on avait bien accroché
tous les deux, et j'ai commencé. Je les ai toujours, mes cours.
Q.- Tu as mis combien de
temps ?
Cl.B.- Un temps dingue !
(rires)
Q.- Tu y passais beaucoup
de temps ?
Cl.B.- J'y passais pas mal
de temps. A ce moment-là, je ne travaillais pas. Dès que j'avais un
moment, je me mettais sur mes bouquins. C'est pas évident d'apprendre
toute seule. Les bouquins sont passés plus d'une fois par la fenêtre ! Au
fur et à mesure, j'écoutais les cassettes ; tout ce que je ne comprenais
pas en lecture, je l'avais en cassette.
Q.- Tu arrivais à t'isoler
avec les enfants à la maison ?
Cl.B.- Ce que je veux, je
le veux. Je me suis toujours organisée pour que chacun ait sa place à la
maison. A l'époque, j'avais deux appartements côte à côte, mon mari avait
mis des cloisons, chacun avait sa chambre, et moi, j'avais mon bureau. Je
pouvais me mettre dans un coin, dire aux enfants : "Je prends une heure,
ne venez pas m'enquiquiner, je reste tranquille." Après, je me suis mise à
la dactylo : j'allais 15 jours à l'école et je travaillais 15 jours à la
maison. C'était pas facile de travailler toute seule à la maison, mais je
me suis dit : "Si eux y arrivent, pourquoi pas moi ?" Mais mon mari n'a
pas voulu que je continue les cours.
Quelque part, j'en veux à l'école.
Q.- Comment ça s'est passé
à l'école ? Et tu n'en as pas voulu à l'école, aux professeurs, pour tout
le temps perdu?
Cl.B.- Quelque part, j'en
veux à l'école. Si j'avais eu des professeurs qui m'aient comprise,
aujourd'hui, je n'en serais pas là à gagner 2400 F par mois et à crever la
faim toute l'année. A l'école, pour Noël, on nous faisait faire du
théâtre. C'était le seul mois où j'étais très sage ! Après, je me
rattrapais ! Je me rappellerai tout le temps que, quand j'avais six ou
sept ans, un de mes professeurs avait dit: "Claudette, si on la tient
derrière sans arrêt, avec un aiguillon, elle ira loin." J'apprenais tout
par coeur, il suffisait que quelqu'un récite une fois la leçon avant moi
pour que je la retienne, donc je ne me donnais pas la peine de lire.
J'aurais eu quelqu'un qui m'aurait expliqué le pourquoi du comment, je
n'en serais peut-être pas là. Mais je ne me donnais pas de peine. Ça ne
m'intéressait pas à l'époque.
J'écris ce que je ne peux pas dire ...
Q.- Écrire des poèmes, tu
as commencé quand ?
Cl.B.- Bien avant de
savoir bien lire et écrire. Je barbouillais. Écrire, ça correspond à un
besoin, j'écris ce que je ne peux pas dire, une révolte, ou quand je suis
amoureuse. C'est quelque chose qui vient du fond du coeur, un cri de
haine, un cri d'amour, un cri de joie, un cri. Je n'ai pas de projets
d'écriture. Je peux écrire pour un thème donné, par exemple pour
"Filigranes", mais en général, j'écris sous le coup de l'émotion, comme un
remède. Parfois, pour préparer les Universités Populaires (Les Universités
Populaires sont des réunions mensuelles organisées par ATD Quart Monde
pour permettre aux personnes très pauvres de réfléchir sur des sujets les
concernant (accès à la santé, au logement, au travail, à la culture,
éducation des enfants, etc.), de s'exprimer en public et de rencontrer des
représentants des pouvoirs publics à qui elles peuvent présenter leurs
attentes en matière de politique sociale.), j'écris un poème : j'arrive
bien par les poèmes à faire ressentir ce que j'ai envie de dire, mieux
qu'en expliquant. Le poème, c'est comme en chantant, en criant. Ça me
revient en en parlant : la première fois que j'ai écrit, ça remonte à 74,
au moment de mon divorce avec mon premier mari. J'avais très mal, très
mal, personne à qui parler, et j'avais une haine telle que je ne pouvais
pas vivre avec. J'ai pris mon cahier, et j'ai écrit, j'ai écrit, et à
travers ça, cette haine que j'avais depuis tant d'années, elle est partie.
J'ai pu dire quelque chose que je ne pouvais dire ni à mes enfants, ni au
père de mes filles, avec qui je vivais alors. Je savais que cette haine,
c'était encore de l'amour, et il fallait que je fasse un débroussaillage
de tout ça. En écrivant, je me libérais de cette masse qui me rongeait,
qui m'empêchait d'avancer. Grâce à l'écriture, je suis arrivée à me
libérer. Au fur et à mesure, je jetais les textes, je ne cherchais même
pas à me relire. D'ailleurs à l'époque, je n'aurais pas pu. Dès que la
page était finie, je la jetais. Cela a duré pas loin d'un an. Dans les
grandes joies, j'écris aussi, mais surtout pour invoquer Dieu. Quand je
suis dans la panade, je le maudis presque. Quand je suis bien, c'est la
louange cette fois qui sort, et qui me vient je ne sais pas d'où car mes
parents n'étaient pas croyants.
Le travail de la forme
Q.- Tes poèmes, tu ne les
retravailles pas ?
Cl.B.- Non, je ne vois pas
comment je pourrais faire. Dès que j'ai une inspiration, je prends ma
feuille, et j'écris. Après, quand je recopie sur un cahier, à ce
moment-là, je me dis : "Tiens, je pourrais changer ça ou ci." Je change un
peu la présentation, ou alors, si mon état d'esprit a changé, j'en écris
une nouvelle version, différente. Et je garde les deux versions. Je passe
des périodes où j'écris beaucoup, puis des périodes où je n'écris rien,
absolument aucune inspiration.
Q.- Mais quand tu écris
ton texte, tu le disposes d'une certaine façon, tu vas à la ligne, donc tu
es bien en train de te poser des tas de questions sur la meilleure forme à
donner ?
Cl.B.- Je ne sais pas, ça
se fait automatiquement, je ne cherche pas à savoir le pourquoi du
comment.
Q.- Quelle différence
fais-tu entre la poésie et le langage ordinaire, quotidien ?
Cl.B.- C'est plus fin,
plus agréable à l'oreille, c'est un langage qu'on ne parle pas tout le
temps. Parfois, il y a des mots, je me demande où je vais les chercher.
Peut-être que j'ai été conteuse dans une autre vie ? Sans arrêt, à mesure
que je me découvre, je me demande où j'ai pu trouver tout ce que j'écris,
tout ce que je fais.
Q.- Est-ce que tes lectures
t'ont aidée pour écrire plus facilement ?
Cl.B.- Non, je ne lis pas
spécialement de poésie, plutôt des livres sur le sens de la vie,
l'au-delà, ou des romans. L'an dernier, j'ai beaucoup lu le livre de
classe de mon fils Christophe, "Les poètes du XXème siècle". ça m'a bien
intéressée.
Q.- Mais tu n'irais pas
emprunter des livres de poésie dans une bibliothèque ?
Cl.B.- J'ai beaucoup de
mal à aller dans une bibliothèque, seule. Je n'aime pas demander. J'ai
peur du regard de l'autre qui m'a blessée. Même en avançant beaucoup, ce
regard, il est toujours imprégné quelque part. J'ai peur de retrouver un
regard qui me fasse mal. C'est un combat perpétuel quand il faut que je
fasse une démarche dans un lieu public.
Q.- Pourtant, tu vas bien
voir l'adjointe au maire pour demander une amélioration du fonctionnement
de l'asile de nuit, tu parles aux journalistes, tu prends la parole en
public facilement !
Cl.B.- Mais ce n'est pas
pour moi, c'est pour les autres. C'est la révolte devant les conditions de
vie qui me fait faire ça, et je ne veux pas qu'on me vole ma démocratie et
ma liberté, et pas que la mienne, celle des autres aussi. A ce moment-là,
je me fous du regard de l'autre : si celui qui est derrière moi a besoin
de moi, j'avance. Je crois que j'ai deux personnalités.
Donner à lire ce qu'on a écrit
Q.- Quand as-tu commencé à
montrer tes textes à d'autres ?
Cl.B.- J'ai commencé à les
donner à un responsable d'ATD, pendant ma formation de militante. On avait
demandé qui faisait des poèmes et j'ai dit que j'en faisais et je les ai
envoyés à Paris. J'ai montré mes textes à des volontaires, à des alliés du
Mouvement. Je pourrais les donner pour qu'ils servent à quelque chose mais
pas pour qu'on dise : "Tiens, Claudette, elle fait des poèmes". Ça, ça ne
m'intéresse pas.
Q.- Tu ne penses pas que
pour d'autres, ça puisse être important de te lire ?
Cl.B.- Si ça peut aider
quelqu'un, je suis d'accord. Ça me plairait de savoir comment on peut
réagir à la lecture de mes textes, qu'on m'écrive pour m'en parler.
Q.- Qu'est-ce que ça t'a
fait de te voir imprimée dans "Filigranes" ?
Cl.B.- C'est
impressionnant, je n'y croyais pas, je ne me suis pas reconnue. Je me
disais : "Mais d'où tu as sorti ça ?" J'ai l'impression que c'est
quelqu'un d'autre qui a écrit.
Q.-
Tes enfants, comment
ont-ils réagi quand tu as pris des cours
pour apprendre à lire et à écrire, quand tu as participé à "Savoir
la vie" ? Tu leur as montré tes poèmes publiés ?
Cl.B.- Le problème, c'est
que je n'ai jamais su ce qu'ils pensaient vraiment de moi. J'ai
l'impression que ça leur était indifférent. Je n'ai jamais ressenti qu'ils
aient été fiers de moi. Ils n'ont pas lu le livre que j'ai écrit.
Christophe ne m'a rien dit quand je lui ai montré "Filigranes". Peut-être
qu'il y avait trop de décalage entre ce j'étais à la maison et ce que
j'étais à l'extérieur.
Peut-être qu'à travers les livres, plus tard,
quand je ne serai plus là…
Q.- Est-ce que le fait
d'être publiée change un peu le regard que tu as sur toi ?
Cl.B.- Oui, parce que je
me dis que même si je ne laisse rien à mes gosses, je laisserai des
traces. Pour moi, c'est important. Peut-être qu'à travers les livres, plus
tard, quand je ne serai plus là, il y aura un autre regard. Ils me
connaîtront peut-être sous un autre angle.
Q.- Est-ce que tu sais
d'où te vient ce besoin de connaître, d'apprendre ?
Cl.B.- A un moment donné,
je pensais que c'était pour les enfants. Mais c'était un alibi.
Maintenant, je pense que c'est pour moi. J'ai besoin d'un espace pour
réfléchir, pour confronter mes idées. C'est ce que je trouve à ATD ou
ailleurs. Des fois, ils ne m'apportent pas toujours ce que je veux, j'en
veux trop.
Cet entretien a été réalisé
par Teresa Assude et Michèle Monte.
(Avril - Mai 1996)
ATD Quart Monde est un mouvement qui veut rassembler les personnes les
plus démunies, recueillir et répercuter leur expérience et leurs
attentes vis-à-vis de la société, et faire avancer la prise de
conscience que la misère est une violation des Droits de l'Homme qui
doit être combattue par tous les moyens. Claudette Berthon a connu ATD
en 1979.
"Savoir la vie", ouvrage collectif publié en 1987 par les Editions
Science et Service, est le résultat d'une collaboration entre Philippe
Joutard, alors professeur d'histoire à l'Université de Provence, et
l'équipe régionale d'ATD Quart Monde. Un long travail d'interviews a
débouché sur la mise en écrit de six récits de vie de familles très
pauvres.