La femme
de l'écrivain...
Entretien avec
Aline Autin-Grenier
Aline Autin-Grenier
est enseignante de Lettres Modernes dans le Vaucluse où elle vit à la
campagne avec l'écrivain Pierre Autin-Grenier depuis une vingtaine
d'années. Elle a publié dans FILIGRANES
Q : Ce qui nous intéresse
aujourd'hui, c'est d'aborder la question de l'écriture à travers ce que
peut en dire une personne qui, comme toi, partage la vie d'un écrivain.
Une personne qui occupe la position de témoin, de spectateur peut-être,
face à un travail en cours. Autrement dit, de quoi témoigne "la femme de
l'écrivain", ce personnage emblématique, à la fois irremplaçable et
méconnu, cette figure de l'ombre sans laquelle bien des textes n'auraient
pas vu le jour…
Sur la scène
littéraire et sociale
A.A-G.: Depuis 3 ou 4 ans,
Pierre est assez souvent invité à lire ses textes et à rencontrer le
public. Il se déplace beaucoup pour quelqu'un qui n'est connu que dans un
milieu littéraire restreint. Il a été invité à Caen, où François de
Cornières organise les "Rencontres pour lire", à Châtenoy-le-Royal dans la
banlieue de Chalon-sur-Saône, (non loin de Lyon où il a ses racines), et
dans bien d'autres lieux encore...
Or, il lui est brusquement devenu impossible de se déplacer si je ne suis
pas là. Invité récemment à Landreville (Aube), - c'était le premier
week-end de la rentrée-, je dis : "tu prends la voiture", car étant donné
la date et la distance ça ne m'enchantait pas follement. Il n'en fut pas
question. Il déclare : "de toutes façons, sans toi, je n'y vais pas". Il
semble très anxieux à l'idée de lire, de rencontrer des personnes, de
discuter. Mais quand il est vraiment dans le bain, les choses se
débloquent. Dans les faits, mon rôle se réduit à peu de chose. Sur la
route, c'est lui qui assure la conduite. Mais ma présence est sécurisante
et il y a l'envie de partager.
Nous sommes allés à Angers, à Nantes, à Caen, à Romorentin. Nous sommes
reçus en tant que deux. A Lagrasse (Aude), cet été, les éditions Verdier
organisaient "le banquet du livre", et à la fin ils nous ont dit : on va
vous appeler "les Autin(s)" !
Q : Ce serait le partage
d'une chose complexe, quelque chose entre l'angoisse de la relation à
nouer et le bonheur de la reconnaissance sociale ?
A.A-G.: Oui, mais il ne veut pas faire peser son angoisse sur moi. Il veut
plutôt partager l'accueil qui lui est fait. Quand il est invité : ces
contacts, ce côté chaleureux de la rencontre. Il a de plus en plus besoin
de se déplacer. Lui qui à un moment se croyait sédentaire a besoin de
partir, de découvrir des gens, des lieux...
Dans notre vie à Carpentras, Pierre se plaint de ne pas avoir de contacts,
de communication dans le quotidien. Comment s'en étonner avec toutes les
affaires, la situation politique dans la ville, etc. Restant à la maison,
qu'il aime beaucoup et qui heureusement est en campagne, il n'a pas non
plus de contacts professionnels. Vu son activité d'écrivain, ou bien on
lui écrit, ou il écrit, mais partager le quotidien, c'est rare.
Q : Ces contacts alimentent
son écriture.
A.A-G. : Forcément ! Mais jamais il n'a directement écrit un texte sur un
déplacement. Cela répond à un besoin de relations sociales. Quand ce
manque est comblé il repart mieux sur sa propre création.
L'épreuve
de la métamorphose
A.A-G.: Dans ses textes
récents, et surtout dans le dernier recueil "Je ne suis pas un héros",
Pierre me fait intervenir comme personnage, ce qui est nouveau! "[...] ma
femme me dit [...] etc.". Vous l'avez remarqué, je suppose ! Il ne le
faisait pas du tout dans les textes antérieurs. Dans "Chronique des faits"
il y avait Ian, le chien qui est mort maintenant. A partir des textes du
"Héros" - je suis présente en tant que "la femme de l'écrivain".
Q: Quelle est ta réaction ?
A.A-G.: Cela pose problème quand il lit le texte en public. Je ne m'y
retrouve pas, cela ne me correspond pas. Lors de la rencontre, il y a
trois semaines à Landreville il a lu "Je crois bien que je suis comme
Marcel Proust". On y trouve cette phrase à propos de son travail
d'écriture "...et ma femme vient me demander si ce n'est pas bientôt
terminé parce que pour elle ce n'est pas un exploit". Il semble donc que
je vienne le déranger et puis que je sous-estime le travail de création,
alors que pas une seule fois je n'ai eu la moindre attitude qui ressemble
à cela.
Comment l'expliquer ? Peut-être se sentait-il "inférieur" à ce qu'il
aimerait être, tant sur la plan de sa production que sur celui de nos
relations ? Une hypothèse : il me traiterait dans ses textes comme "la
bonne femme", ce qui le remettrait dans son rôle "d'homme !?" Redoute-t-il
de me voir éventuellement jouer un rôle de ce genre ? Devance-t-il ce
qu'il craint ? Ou bien est-ce le retour d'un archétype, "la bonne femme
qui vient houspiller le mec..." ?
Q: Cela voudrait dire que
tu as lu ces passages au 1er degré ? Tu es quand même une lectrice assez
avertie pour savoir la différence entre un personnage de nouvelle et une
personne existant réellement !
A.A-G. : En effet, …à propos de Madame Cézanne, on a dit qu'à certains
moments les portraits de sa femme, Cézanne les utilisait comme on
utiliserait un rocher. Il utilisait la structure de la forme qu'il voyait
! Cela donne à réfléchir… Je ne veux pas que mon personnage soit le vrai,
mais cela me gêne que ce soit un personnage trop stéréotypé.
La figure de la
confidente
Q : Notre hypothèse est que
la personne qui partage la vie quotidienne de l'écrivain - cela peut être
sa femme, un ou une amie, etc. - crée les conditions matérielles pour que
l'écriture advienne et joue un grand rôle dans la vie d'un écrivain… Avant
même de partager la reconnaissance sociale, y a-t-il d'autres moments,
plus en amont dans le processus de l'écriture, où il fait appel à toi ?
A. A-G. : Pas vraiment. Quand il est dans l'écriture d'un texte et si je
lui demande si je peux lire, il me dit :"non, je préfère quand tout sera
fini." Il fut un temps où il me faisait lire au fur et à mesure.
Maintenant, il cherche vraiment seul. Mais en même temps il me dit que, si
je suis à la maison, il est moins stressé et qu'il travaille mieux.
Q : Que penses-tu qu'il
attendait de toi, dans la période où il te donnait des textes à lire ?
A.A-G.: Pas vraiment une critique, de la bienveillance. Il voulait aussi
m'informer de l'avancement de son travail.
Q : Est-ce que tu n'es pas
tentée de recommander à Pierre telle ou telle lecture, en fonction de ce
qu'il est en train d'écrire ?
A.A-G. : Lui conseiller un livre, cela m'est peut-être arrivé. Cela dépend
de la situation. Mais en règle générale, c'est l'inverse. C'est plutôt lui
qui lit et qui me recommande certains auteurs. Il a quand même plus le
temps de feuilleter et sur la table il y a toujours une importante pile de
livres.
Q: Est-ce que tu interviens
sur le fond des histoires ?
A.A-G.: Si je propose une modification, il convient parfois du bien-fondé
de ma remarque, mais la plupart du temps, il préfère garder son texte en
l'état. Ce qui fait qu'il y a des remarques que je ne fais pas. Dans le
domaine de la construction de phrases par exemple (je les trouve parfois
un peu heurtées), ou de la ponctuation. Bref des choses qui me surprennent
mais qui sont quand même correctes...
Quant à avoir joué un rôle dans l'écriture d'un texte, je repense à "La
baraque bleue sur la colline" l'une des nouvelles de "L'ange au gilet
rouge". Il s'y était fortement investi et là j'ai l'impression qu'il m'en
parlait davantage qu'il ne le fait actuellement. Peut-être à cause du côté
narratif. J'ai eu l'impression d'avoir exercé comme une influence sur le
développement de certains textes. On suivait la narration et quand il
descendait de son bureau, il me parlait de l'avancée de son travail. Les
textes qu'il écrit en ce moment sont tellement différents! De
l'autobiographie détournée, toujours détournée. C'est un processus
beaucoup moins communicable et partageable...
Le
corps de l'œuvre
Q : Didier Anzieu dit dans
"Le corps de l'œuvre" (1981) qu'il y a cinq phases dans le travail
créateur [...], et que lors de la seconde étape [...] "la solitude
nécessaire lors de la phase précédente devient un handicap. Le créateur
est assailli de doutes [...] ce qu'il est en train de saisir,
redoute-t-il, n'a aucune valeur. C'est un simple délire personnel. C'est
faux, laid, mal, pis cela le ferait apparaître différent des autres [...]
A quoi l'on reconnaît rétrospectivement l'intervention corrosive de la
pulsion d'autodestruction dont Freud a constaté d'expérience qu'elle se
précipite sur toute création en train de se faire pour tenter de
l'annihiler dans son germe ..."
A.A-G.: C'est très
intéressant parce que Pierre est toujours en train de dire : "ce que je
fais est parfaitement inutile" ; à quoi je lui réponds "tout ce qu'on fait
est inutile, mais il faut le faire avec conviction et chasser l'idée de
l'inutile qui inhibe". Dans son dernier texte "Question de plomberie
existentielle" on retrouve le détournement. En fait, cela prend une forme
vraiment aiguë. Il l'a toujours dit mais...
Q : ...cela semble prendre
de l'importance au moment même où il a de plus en plus de reconnaissance
du public.
A.A-G.: C'est en fait un problème très ancien et très intérieur. II semble
que plus il est reconnu, plus il craint d'être reconnu. Il y a
actuellement au moins deux éditeurs importants ("L'Arpenteur" et
"Verdier") qui lui demandent des manuscrits et c'est la première fois où
je le vois avec si peu de textes. S'ajoutent aussi des problèmes familiaux
qui l'absorbent beaucoup et dont il n'arrive pas à s'extraire...
Q : Didier Anzieu ajoute :
"Un moyen de surmonter cette résistance, réside dans la rencontre d'un
interlocuteur privilégié, ami et confident, de même sexe ou non, avec
lequel le créateur entretient une connivence décisive sur plusieurs des
quatre plans suivants - intellectuel, fantasmatique, affectif, narcissique
- mais non sur tous (un écart est indispensable pour qu'un échange mutuel
et soutenu s'établisse." (p.113-114)
A.A-G.: ...sans que cela s'accompagne nécessairement toujours de vraies
conversations sur le sujet. Cela peut être une connivence tacite. Il sait
que je suis là, attentive à ce qui survient. Il est même déjà arrivé qu'il
me dise au moment de l'endormissement : "Il y a une note qui me vient.
Peux-tu m'écrire telle phrase sur un bout de papier ?"
Ecrire soi aussi
Q: Est-ce que tu écris toi
aussi ?
A.A-G.: Depuis trois ans je suis harcelée par les tâches quotidiennes et
je n'ai plus assez de force pour écrire moi-même. Je n'ai plus le
jaillissement qui donne l'envie, le désir. Me manquent aussi les stages
d'écriture que je faisais avant. C'était très stimulant pour moi. Au
moment du stage cela me réveillait, même si je n'écrivais quand même pas
beaucoup. Mais chaque fois que j'ai écrit quelque chose cela m'a donné un
sentiment de plénitude. J'ai écrit dans une sorte d'urgence et de
nécessité qui n'existe plus, qui est comme voilée par toutes les tâches
quotidiennes, par la fatigue...
Q: N'y a-t-il pas une
frustration à ne pas écrire ?
A.A-G.: Si. Mais je me sens tout autant frustrée de ne pas aller me
promener comme je le voudrais...
Q : La difficulté ne
viendrait-elle pas de ce quelqu'un d'autre fait précisément ce travail
d'écriture à côté de toi ? Repensons à la théorie d'Anzieu qui évoque la
notion de "mise en crise" pour écrire. Est-ce envisageable qu'il y ait
deux personnes "en crise" sous le même toit ?
A.A-G.: Il doit y avoir de cela aussi. Il y a sans doute ce manque de
force dont je parlais tout à l'heure, un manque d'orgueil aussi peut-être.
Q: Tu penses que pour
écrire, il faut de l'orgueil ?
A.A-G.: A défaut d'orgueil, au moins une immodestie taraudante ! Il faut
vraiment se sentir le seul à être capable de dire telle chose de telle
manière. Quand Pierre écrit, il a déjà pris des notes et il a envie
d'écrire. Il me dit : "Cette note, il faut que je m'y mette". Quand sa
table n'est pas rangée, je lui dis : "Il n'y a rien de plus urgent que
d'écrire et pour le reste...". Parfois, il se met à écrire en se disant :
c'est mon métier, il faut que je le fasse ! Il a ainsi écrit des textes
très forts avec une volonté de travailler semblable à la mienne quand je
suis devant mes classes. Pierre écrit surtout poussé par l'urgence de
s'exprimer mais aussi poussé par le devoir. Cela donne quand même de
beaux résultats.
Ce que j'aurais envie de dire au lecteur de Filigranes, c'est que vivre
avec quelqu'un qui écrit est une expérience extrêmement enrichissante.
Voir une création se faire sous tes yeux, c'est toujours émouvant et comme
maintenant je commence à partager la socialisation, c'est encore plus
enrichissant. Est-ce que cela m'évite de m'investir dans ma propre
écriture ? Est-ce que c'est à la fois confortable et frustrant ? Sans
doute.
Il
faut prendre le taureau par les cornes
Q : Est-ce que tu aurais
envie d'aller de temps en temps ranger ses papiers, de lui dire "tiens, là
tu as un texte qui dort..."
A.A-G.: Oui, mais je ne suis pas là pour le déranger. Quand il me dit :
"j'avais commencé ce texte et je l'ai flanqué à la poubelle", je lui
réponds que ce n'était vraiment pas la chose à faire ! Tout cela est un
accord tacite entre nous. Il me dit : "je ne peux pas écrire, ma table est
pleine de papiers". Je lui réponds : "Range!". Il faut prendre le taureau
par les cornes. Bref, si j'avais à décrire mon rôle, je dirais que c'est
un rôle rassurant, sécurisant, et surtout attentif à ce qui va naître.
Cet entretien
a été mené
par Odette et Michel Neumayer
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* * *
Pierre Autin-Grenier
avait, dans la foulée, confié ce texte à la revue Filigranes avant qu'il
ne soit repris dans le recueil "Toute une vie bien ratée " paru par la
suite chez Gallimard, Collection l'Arpenteur (1997).
L'écrivain
Voleur de chevaux ou
éleveur de chiens, voilà des gagne-pain qui peuvent vous mener loin dans
la vie, je sais. Vendre au coin des rues du sang à la sauvette, dans
certaines sous-préfectures de province, aussi peut vous procurer de quoi
vivre honorablement; tout comme embaumeur ou taxi-girl d'ailleurs
resteront toujours des métiers éminemment lucratifs et qui, de
surcroît, vous autorisent à marcher en tous lieux tête haute. Jeune
homme j'ai entendu cette chanson cent mille fois et davantage dans la
bouche de géniteurs fiévreux dont l'impatience à me voir finir de la
sorte, employé de banque ou thuriféraire à la cathédrale, n'avait
d'égale que leur enthousiasme à se débarrasser de moi, tel on se défait
d'un personnage douteux ou d'un objet simplement devenu inutile et
encombrant. Tôt j'ai donc fait mon baluchon sans suivre ces précieux
conseils et, pareil un évadé, m'en suis allé nulle part emplir ma besace
de rêves ; resquiller quelques levers de soleil sur l'océan, l'hiver, ou
bien chaparder un peu de fraîcheur au ventre accueillant des tavernes,
l'été. Et tout cela pour des clous, bien entendu !
Aujourd'hui me voici à
l'âge des bilans ; je m'interroge, la nuit, pour savoir ce qui a bien pu
m'entraîner dans cette activité de perdant : aligner des mots à la queue
leu leu sur une page blanche dans l'espoir insensé d'en faire des
phrases ! Oisif déterminé et paresseux par choix, sans doute n'avais-je
d'autre solution pour échapper à la monotonie du commerce et de
l'industrie. Vous êtes à la tête d'une quincaillerie renommée dans un
quartier chic ; architecte émérite, vous commandez un régiment de
terrassiers en vue de l'édification d'une moderne pyramide : ça roule !
Moi, il m'a fallu d'abord duper plusieurs éditeurs avant de voir mes
premiers chefs-d'œuvre imprimés et d'être ensuite par eux grugés ; sans
avouer que les nombreux lecteurs escomptés, gens tout de finesse et
sensés, n'ont guère suivi le mouvement ; d'où, parfois, un parfait moral
pour grimper à l'échafaud ! Suis-je vraiment écrivain ? Je me dis :
n'aurait-il pas été plus sage d'embrasser plutôt une carrière de voleur
de chevaux ? La réconfortante réponse m'est venue ce matin.
La rédactrice en chef
d'une revue littéraire influente et bien informée m'a téléphoné. Elle
n'y est pas allée par quatre chemins : c'était pour demander une
interview. En somme, ouf ! J'étais bien écrivain ! Jusqu'à ce jour en
effet personne ne m'avait jamais rien demandé. Ou alors seulement mon
âge, qu'on avait jugé trop avancé ; le coin où je vivais, trop reculé.
Une fois, à l'occasion de la parution d'une plaquette de poésie, j'avais
eu ma photo dans "L'Echo du Comtat", mais elle était floue et même mon
frère ne m'avait pas reconnu. Bref, nul ne s'était jamais inquiété de
savoir si ma préférence allait plutôt à la viande rouge qu'au poisson
frit, si j'en pinçais davantage pour les brunes que pour les blondes et
quelles étaient mes vues sur la situation actuelle en
Mongolie-Intérieure. Pour exister et persévérer, je n'avais jamais eu
d'autres soutiens que la foi du charbonnier et quelques bonbonnes de
Pouilly-Fuissé. Mais aujourd'hui je pressentais bien que tout cela
pouvait changer.
- "Et pourquoi pas le
poisson rouge dans son bocal aussi !" j'ai dit, furibard, quand la
rédactrice en chef m'a sèchement expliqué que ce n'était pas moi qu'elle
souhaitait interviewer mais ma femme et si je voulais bien avoir
l'obligeance de la lui passer au plus vite. Standardiste mortifié,
j'étais à deux doigts de raccrocher ; la revue préparait un numéro
"Spécial femmes d'écrivains", c'était mieux que rien ; forte diffusion,
papier glacé… Tantôt j'ai vu atterrir sous mon nez un demi charter de
cérébraux venus piétiner mes plates-bandes et picorer mon pain ; caméra
au côté, stylo en main. Aline (c'est ma femme) s'était faite coquette et
ne paraissait pas autrement troublée ; plutôt à son avantage dans son
nouveau rôle et drôlement babillarde déjà cependant que je m'affairais
au service des apéritifs. Quand tout ce petit monde fut bien installé,
j'ai déclaré que je m'en allais au "Bar des Glaces" boire des bocks pour
ne pas déranger. Je fis d'emblée l'unanimité.
Accoudé au zinc devant mon
blanc j'épongeai en quelques heures cent ans de solitude et de multiples
tourments. Ma dulcinée n'allait-elle point, par quelque zèle
intempestif, me faire passer pour plus excentrique que je ne le suis ou,
pire, détourner à tout jamais de ma prose l'un ou l'autre de mes six
cent trente-neuf lecteurs ! Chaviraient, comme ça, dans ma tête plein de
petites angoisses qui s'amplifiaient de tous les verres que je vidais.
Quand, n'y tenant plus, je suis rentré, heureusement tout s'était
parfaitement passé. Ma femme s'était octroyée mon fauteuil pour répondre
aux questions de l'équipe qui justement finissait une séance de photos.
J'aurais bien aimé, moi aussi, qu'on me photographie ; et même à côté
d'elle. Mais, ma foi, tant pis, je me dis. Comme c'était terminé, tout
le monde s'en est allé; on m'a dit un peu au revoir et distraitement
remercié aussi pour l'hospitalité. A part moi je pensai: écrivain, c'est
vraiment rien.
P. A-G.