LE POLAR : UNE AUTRE FAÇON D’ÉCRIRE L’HISTOIRE
Entretien
avec René Merle
Avec René Merle le polar s’enracine dans un
territoire et son histoire. René MERLE retrace pour FILIGRANES quelques
étapes de son itinéraire : du professorat à la langue et à la poésie
occitanes, de l'écriture à l’histoire. Un itinéraire qui aurait pu
semblé tout tracé, si le désir de transmettre son savoir à d’autres, une
rencontre et quelques événements politiques récents et plus anciens ne
l’avaient fait bifurquer. René Merle est l’auteur de Treize reste raide,
paru en 1997 aux éditions Gallimard (collection Série Noire).
Occitanie
Filigranes : René Merle,
avant de parler plus précisément de votre polar Treize reste raide,
parlez-nous un peu de votre parcours.
René Merle : Je suis né en
1936, ce qui veut dire que je fais partie de cette génération qui a connu
une France qui, par certains côtés, était presque identique à celle du
XIXe siècle, puis ces Trente Glorieuses où on a découvert la société dite
de consommation, où on a traversé les guerres coloniales, le mouvement de
68. Cela amène à un certain pessimisme : on a l’impression que le monde
s’est grandement amélioré sur le plan matériel, mais ne correspond pas à
ce qu’on aurait souhaité sur le plan affectif, spirituel. A côté de ça,
j’ai été prof toute ma vie, et c’est un métier qui m’a beaucoup plu. J’ai
été normalien, j’ai été reçu à l’ENSET et j’ai débuté comme prof en lycée
technique, puis j’ai passé l’agrégation d’histoire (ce qui a changé le
regard de certains sur moi ! !) et après, je me suis lancé dans une thèse
pour le plaisir, et comme j’ai toujours eu une sensibilité patrimoniale,
occitaniste, j’ai fait une thèse à la fois d’histoire et de linguistique
romane : c’était un inventaire avec une équipe du CNRS sur tout ce qui
avait pu être écrit de 1770 à 1840 en provençal dans la région PACA et la
partie du Languedoc où on parle un occitan provençal. Ce qui
m’intéressait, c’était de comprendre pourquoi ces gens qui étaient tous
bilingues ont écrit certaines choses dans une langue plutôt que dans une
autre, en particulier au moment de la Révolution française. A partir de ce
moment-là, j’ai été embarqué dans ce monde occitaniste très varié qui va
des nationalistes persuadés qu’il existe une nation occitane jusqu’au
félibre avec sa cigale. Comme j’écrivais en occitan des textes poétiques
que je traduisais pour en donner une version française (alors que le plus
souvent c’est quelqu’un d’autre qui vous traduit), j’ai réfléchi à ce qui
se passe quand on traduit sa pensée avec des mots différents : de fait, on
ne dit pas la même chose, il y a des choses que l’on préfère dire en
français et d’autres en occitan. Mais ce qui est dommage, c’est que les
lecteurs de poésie occitane attendent surtout une poésie de combat, de
témoignage. La poésie lyrique les déçoit, et on se retrouve avec très peu
de lecteurs.
Des polars, j’en lis depuis
toujours
Filigranes : Vos quelques
lecteurs de l’époque ont dû être très surpris de vous voir écrire un
polar. Qu’est-ce qui vous a amené à écrire Treize reste raide ?
René Merle : Il faut dire
d’abord que des polars, j’en lis depuis toujours. J’ai commencé par les
Américains, j’aimais bien cette façon très simple et très brutale qu’ils
avaient de démystifier le mythe américain, de montrer les rapports de
force à l’œuvre dans la société moderne. Ensuite, il y a eu la période
française du polar de dénonciation, tant qu’il ne s’est pas réduit à des
pamphlets néo-gauchistes indigestes, parce que trop manichéens, bourrés de
poncifs. J’aimais bien des gens comme Manchette, Fajardie, Jonquet,
Daeninckx avant qu’il distribue le blâme et l’éloge, Izzo en regrettant
qu’il s’enferme dans un système marseillais (il en serait probablement
sorti si le cancer ne l’avait pas tué). A l’heure actuelle il y a des
femmes très intéressantes : Fred Vargas, Dominique Manotti. Leurs livres
sont bien ancrés dans la société contemporaine sans tomber dans le
réalisme plat. A l’étranger, je suis emballé par Montalban, dont j’ai
toujours suivi les chroniques dans El Pais en appréciant son point de vue
marxiste et sa vison lucide sur la péninsule ibérique. Son humour, sa
visualisation constante de différents types sociaux m’ont emballé. J’ai
pas mal lu aussi les jeunes italiens qui ont résolu de façon intéressante
la question de la langue : entre un italien officiel plus écrit que parlé
et une oralité encore très liée aux dialectes, ils ont opté pour une
langue orale interdialectale, celle des grandes villes du Nord envahies
par les sudistes, influencée par les médias et constituant un mélange
détonant et proprement intraduisible, dont les versions françaises ne
donnent pas vraiment le reflet.
Tout est né d’une situation et
d’une rencontre
Filigranes : Mais comment
êtes-vous passé de la lecture à l’écriture ?
René Merle : Tout est né
d’une situation – l’élection d’un maire Front National à Toulon en 1995 –
et d’une rencontre lors de la dernière fête du livre organisée
conjointement par la mairie et les vrais libraires de Toulon (avant que la
mairie n’en confie l’organisation à des libraires d’extrême-droite et que
le conseil général n’organise une fête parallèle). Le hasard a voulu que
je me trouve aux côtés de Patrick Raynal, directeur de la Série Noire, et
qu’on commente ensemble la situation (l’atmosphère était tendue, il y
avait des altercations). J’ai expliqué à Raynal qu’il y avait un terreau
propice à une telle élection à Toulon, que la ville avait eu à plusieurs
reprises dans son histoire une municipalité d’extrême-droite, et que cela
avait été encore pire à Nice et à Marseille, qui, avant et pendant la
guerre, s’était retrouvée dirigée par des fascistes (Sabiani) alliés à des
délinquants notoires (Carbone, Spirito) et appuyés par la grande
bourgeoisie marseillaise. Et Patrick Raynal m’a dit « Mais ça, tu devrais
l’écrire ». Depuis longtemps, j’avais réfléchi à cette histoire-là, je
m’étais documenté, mais sans cette invitation de Raynal, ce « challenge »,
ça aurait donné un énième article érudit dans Provence historique.
Dans le prisme de l’Histoire
Filigranes : Finalement, ce
polar, ça a été une autre manière d’écrire de l’Histoire ?
René Merle : Exactement,
mais ça m’a amené à traiter l’Histoire avec un autre regard. Il fallait
que ça soit vu par des personnages, que je fasse un aller-retour entre le
présent et le passé, et que cela corresponde à quelque chose, que ça ne
soit pas artificiel. D’autre part, j’ai voulu aussi m’inscrire en faux
contre une certaine vision de Marseille qui commençait à se développer
dans les médias à ce moment-là, notamment grâce au premier polar d’Izzo :
une vision extrêmement positive comme ville de tous les métissages. Autant
je partage l’engagement humaniste d’Izzo (que je connaissais et appréciais
depuis que je l’avais côtoyé quand il était rédacteur en chef de la
Marseillaise à laquelle je collaborais épisodiquement), autant je me méfie
de la vision médiatique "politiquement correcte" d'une ville qui, à
beaucoup d'égards, demeure une ville dure où les communautés cohabitent
plus qu’elles ne fusionnent.
Ecrire un polar m’a aussi amené à me poser des questions que je ne m’étais
jamais posées, puisque pour la première fois, je créais un personnage qui
n’était pas moi (il tient de moi bien sûr, mais aussi d’un tas de gens que
je connais ou que j’imagine). Et surtout j’ai dû mettre en scène des
personnages que j’ai connus directement ou indirectement, en particulier
les « pépés ». J’ai essayé de faire passer cette espèce de nostalgie de
ces types qui se sont engagés à fond, bien ou mal, dans des camps opposés,
et dont je ne voulais pas donner une vision manichéenne. Est-ce que ça a
encore un sens aujourd’hui, cet engagement ?
Filigranes : Vous avez mis
longtemps à l’écrire, ce polar ?
René Merle : Je l’ai
« bâclé » en un mois, fin 95 début 96, essentiellement pendant les
vacances de Noël (j’étais encore prof à l’époque), et je l’ai envoyé à la
Série Noire. Ils l’ont pris et ils l’ont publié à la fin de l’été 97 (les
délais de publication sont toujours longs). Le bouquin a bien marché (ils
l’ont réédité trois fois tout de suite), ce qui était agréable, mais il a
fallu affronter toute une mise en représentation qui fait que, bien
souvent, quand on n’y est pas habitué, on se demande ce qu’on fait
là-dedans : être là derrière une table à dédicacer des livres en étant
regardé comme un singe savant, c’est une drôle de situation.
Ecrire
Filigranes : Qu’est-ce que
cela vous a fait découvrir en termes d’écriture ?
René Merle : D’abord la
prose continue, en particulier le rapport entre le descriptif et
l’intérieur. J’ai toujours eu une vision photographique des choses, je ne
peux pas mettre en scène des gens si je ne décris pas leur décor, donc je
me suis autant régalé à poser l’atmosphère marseillaise de la ville (cette
ville minérale où il y a peu d’arbres) qu’à poser les personnages. J’ai
également découvert l’utilisation du style parlé et son rapport au style
narré. Je me suis demandé comment retranscrire l’oralité méridionale : on
risquait la mauvaise pagnolade si on retranscrivait des propos absolument
naturels pour des gens du peuple, et on ne pouvait pas non plus les faire
parler comme des académiciens. J’ai semé de quelques expressions patoises
les propos d’un vieux essentiellement, pas tellement pour mettre en
exergue l’existence d’une langue morte mais pour montrer l’évolution. Ce
que j’aurais adoré, c’est de montrer le changement d’accent, de
prononciation au fil des générations. On ne peut pas le faire passer à
l’écrit, c’est dommage, car ça donnerait vraiment l’impression de deux
mondes qui se mêlent sans complètement se mélanger. Dans le Sud-Ouest il y
a une homogénéité plus grande, ici on a l’impression que les choses
bougent plus vite : il y a eu une arabisation rapide de l’accent chez les
jeunes qui a creusé le fossé avec les plus anciens.
Filigranes : Vous avez
pensé à l’intrigue dès le début ?
René Merle : Tout est parti
du titre : j’ai eu l’idée du titre avant d’écrire. « Treize reste raide »
est un terme de pétanque : c’est une formule conjuratoire, un sort qu’on
jette à celui qui est en passe de gagner pour l’empêcher de gagner, mais
dans « raide » il y a à la fois une idée de mort, une idée phallique, et
« treize » c’est le nombre qui symbolise les Bouches-du-Rhône, Marseille.
Pour faire avancer l’intrigue, j’ai retrouvé des réflexes que j’avais mis
en œuvre dans cette quête autour du bicentenaire de la Révolution
française : qui a pu écrire ça ? Comment identifier les auteurs de tel
document ? Le travail de l’historien, c’est un jeu sérieux, analogue à
celui de l’enquêteur. Du point de vue historique, j’avais suffisamment
d’éléments pour imaginer des gens qui étaient passés du communisme actif
au fascisme. Un gros armateur avant-guerre avait effectivement soutenu
financièrement Sabiani, qui a collaboré à fond avec les nazis. J’ai
seulement changé certains noms parce qu’il y a encore des descendants.
Mais la fameuse photo avec le « gratin » de l’occupation, la milice et
l’armateur, c’est vrai. Il y a une partie de la bourgeoisie marseillaise
qui a collaboré, poussé à ce qu’on démolisse les vieux quartiers et à ce
qu’on fasse des opérations d’urbanisme sur la rive droite du Vieux Port,
même si ça ne plaît pas à certains Marseillais susceptibles que l’on parle
de ça. Finalement, c’est un bouquin d’histoire, et j’ai essayé que mon
rapport à la vérité ne soit pas faussé par l’intrigue romanesque. C’est
pour cela que les personnages ne sont pas entièrement noirs, fussent-ils
fascistes. Il est très facile d’être moralisateur après coup, mais
qu’aurions-nous fait à cette époque ?
En Histoire, on fonctionne un peu
comme des flics
Filigranes : Vous aviez
déjà engrangé les matériaux historiques avant de commencer le polar ?
René Merle : Oui, bien
avant le bouquin, pour ma gouverne personnelle, j’ai fait sur cette époque
ce que fait tout chercheur : j’ai lu la presse de l’époque, j’ai consulté
les archives pour tout ce qui a trait aux années 20 et 30 et qui est déjà
hors prescription. Ma démarche était politique, j’ai voulu comprendre la
montée de l’extrême-droite. Etant occitaniste et ayant affaire à des
occitanistes pour lesquels l’Occitanie était toujours le parangon de
toutes les vertus, sachant qu’il y avait eu un fascisme méridional
avant-guerre, j’avais eu envie d’y voir plus clair. J’ai d’ailleurs
commencé par Toulon, qui s’est distingué par des positions très
antidreyfusardes et antisémites à la fin du XIXe siècle et dont le maire
Escartefigue, personnage truculent au nom qui semble sorti de Pagnol, a
commencé par être anarchiste, puis socialiste puis radical, avant qu’on le
retrouve après la guerre de 14 fascisant et ami de Sabiani. C’est pourquoi
de Toulon, je suis passé à Marseille. En histoire, on fonctionne un peu
comme des flics, on cherche toujours le pourquoi du comment. Mais s’il n’y
avait pas eu l’encouragement de Raynal, tout cela aurait très bien pu
n’aboutir qu’à un petit bouquin ou à un article érudit. Ce qui est sûr,
c’est que j’ai mis le doigt sur quelque chose dans l’historiographie
méridionale qui avait été largement occulté (à l’exception de quelques
chercheurs américains) parce que cela dérangeait, et qui, du coup,
commence à être un peu mieux étudié.
Ecriture(S)
Filigranes : Est-ce qu’on
pourrait tenter une comparaison entre les trois types d’écriture que vous
avez pratiqués ?
René Merle : L’écriture
historique obéit à un principe d’intelligibilité immédiate, il ne faut pas
chercher à faire des effets de style, il faut avoir un style, mais un
style qui ne cherche pas la gloriole personnelle et qui permette à tout
lecteur de comprendre de quoi il s’agit. On est amené à tailler pour
arriver à quelque chose de dense, de bref et d’efficace. C’est très
fatigant, même si c’est un grand plaisir d’arriver à être adéquat à ce
qu’on veut dire.
La prose narrative s’adresse avant tout à un public qui va lire pour se
distraire, même si, à l’heure actuelle, ce lectorat est essentiellement
féminin, plutôt cultivé, et s’il peut comprendre les clins d’œil, les
allusions. Il faut savoir être amusant, ne pas négliger ce qui, dans la
vie quotidienne, fait vrai au niveau de l’expression, de la gestuelle,
même si ça n’intervient pas dans l’action.
La prose poétique s’adresse avant tout à soi-même. C’est une catharsis qui
fait que l’on se sent mieux une fois qu’on a écrit. On peut partir
d’images très personnelles, de sentiments éprouvés en se remémorant tel
personnage ou tel paysage, des vibrations que procure tel mot, et on ne
cherche pas d’emblée à être compris par autrui. C’est pourquoi j’ai très
peu publié car c’était assez peu compréhensible par autrui, et je n’avais
pas envie non plus d’expliquer ce que ça « voulait dire ». C’est une
écriture où il y a plus d’implicite, en raison de l’engagement personnel.
Le rapport à l’autre
Filigranes : Ce qui change
donc, c’est le destinataire ?
René Merle : Oui.
L’expérience du polar m’a pour la première fois de ma vie mis concrètement
en présence de l’autre : d’abord l’éditeur, le premier intermédiaire, et
les lecteurs des comités de lecture, si différents de mon monde à moi,
plutôt jeunes, très parisiens. Il a fallu beaucoup expliquer, dire
pourquoi je disais ça ou ça. Ensuite il y eu les critiques et les
lecteurs. J’ai eu beaucoup de lettres de lecteurs, et un contact que je
n’avais jamais eu dans le peu de publications poétiques auxquelles j’avais
participé.
Mais le polar permet aussi un regard sur les personnages qui n’est pas
celui de l’Histoire. On peut mieux faire apparaître les différentes
facettes d’un personnage, le polar réhumanise des gens qui, dans un écrit
historique, seraient peut-être plus stéréotypés, ou du moins incomplets,
saisis uniquement en fonction de leur envergure historique.
Projets
Filigranes : Vous n’avez
pas eu envie d’écrire un autre polar après cette expérience finalement
très positive ?
René Merle : Sur le moment,
non, à cause de tout l’aspect médiatique dont j’ai déjà parlé. Mais après,
je m’y suis remis. J’ai participé à un recueil de nouvelles sur Marseille
que la revue Autrement va publier en mars sous le titre Marseille - du
noir dans le jaune. Il s’agissait dans des nouvelles un peu noires
d’évoquer l’atmosphère de Marseille. La mienne, intitulée La Belle de mai,
se passe dans les quartiers Sud et elle est centrée sur un personnage
féminin. J’ai essayé de sortir de certains clichés sur la ville, et pour
la première fois de faire parler un personnage féminin. Et puis deux
livres vont sortir ce printemps, dans deux petites maisons d’édition, Le
couteau sur la langue chez Jigal et Opération Barberousse à L’écailler du
Sud, mais ce ne seront pas tout à fait des romans noirs. Ce seront,
disons, deux petits polars gentils, plus guillerets.
Filigranes : Et dans ces nouveaux livres, est-ce qu’il existe aussi
un fort rapport à l’Histoire ?
René Merle : Non, pas du
tout. Il y en a un qui décrit l’attitude de plusieurs personnes de sexe,
de formation, d’intérêts différents, face à un même événement, une petite
énigme qui les intrigue tous et dont il faut qu’ils arrivent à connaître
le sens. Ça a l’air assez léger, mais il faut le lire au troisième degré
pour que ça prenne un autre sens. L’autre se passe à Toulon, de nos jours,
c’est un jeu entre un personnage qui pourrait être négatif (de par son
profil d’extrême-droite classique) et un autre qui a le profil inverse,
mais cela n’a rien à voir avec la politique, cela tourne autour d’un
tableau et d’un meurtre.
De la réalité aux mots
Filigranes : Du point de
vue de l’écriture, est-ce qu’on retrouve malgré tout des points communs ?
René Merle : Le premier a
une écriture beaucoup moins nerveuse et agressive que Treize reste raide.
C’est une sorte de narration "voltairienne", avec de l’ironie dans la
façon de mettre en scène les personnages. Dans le second, il y a
effectivement des points communs avec mon premier polar, les choses sont
vues à travers un personnage qui doit résoudre rapidement une énigme. Mais
ce qui est transversal à tous mes textes, c’est le lien entre écriture et
visualisation. Je ne peux pas écrire si je ne suis pas dans un paysage,
que celui-ci soit réaliste, onirique ou kaléidoscopique. L’imprégnation
que je reçois de ce paysage intérieur fait que j’écris de telle ou telle
façon. De même, une écriture la nuit, le matin ou dans une après-midi
tranquille donnera pour moi des résultats forcément différents : ce ne
seront pas les mêmes souvenirs, ni les mêmes vibrations qui vont venir. Je
le vois quand je reprends un passage à des heures différentes.
Filigranes : Mais comment
passe-t-on du paysage au mot ?
René Merle : C’est assez
mystérieux, mais ce qui aide c’est d’écrire souvent. Le plus souvent on
écrit, le mieux c’est. Avant j’avais les tiroirs pleins, maintenant c’est
l’ordinateur : j’accumule des débuts, des petits bouts dont je ne sais pas
encore ce que j’en ferai. Mais quand vraiment un paysage s’impose, je m’y
mets et je remets toute autre chose à plus tard, parce que je suis alors
dans les meilleures conditions pour qu’il sorte quelque chose de juste, ce
qui revient à dire que je ne peux pas faire un plan et suivre un rythme
chapitre par chapitre. J’écris des fragments que je recompose après, c’est
comme une ratatouille. Le personnage change cinquante fois de caractère,
mais pas le paysage, c’est ça qui est intéressant. Parfois je me dis
« mais combien de fois tu fais passer des gens différents dans un même
paysage intérieur ! ».
Ecrire et réécrire
Filigranes : Vous réécrivez
beaucoup ?
René Merle : Oui,
énormément, je change, j’enlève, je barre. Si c’était sur papier et non
pas à l’écran, cela ferait les délices de ceux qui étudient les
manuscrits. J’écris comme si j’avais l’éternité devant moi, c’est un luxe
que je peux me permettre parce que je n’ai pas besoin d’écrire pour vivre,
ni trop besoin d’être reconnu par l’écriture.
Filigranes : Quand
décidez-vous d’arrêter de réécrire ?
René Merle : Ça, on le
sent : il y a un moment où ça changerait tout de modifier quoi que ce
soit. Mais au moment de relire les épreuves, je me dis encore : « Ah,
j’aurais dû changer ça. » C’est un crève-cœur de se relire.
Fin de siècle
Filigranes : On a parlé de
vos lectures de polars, de l’importance qu’elles avaient eue pour vous,
c’est probablement elles qui vous ont donné envie de relever le défi lancé
par Patrick Raynal. A quoi attribuez-vous le succès du polar aujourd’hui ?
Est-ce parce qu’il permet de parler de la réalité d’aujourd’hui en évitant
un ton moralisateur ?
René Merle : Certainement.
L’historien du XXIIe siècle, il lui suffira de prendre une multitude de
polars pour voir ce qu’était la France des années 1980-2000.
Filigranes : Les auteurs de
polars sont-ils les Balzac et les Zola de notre époque ?
René Merle : Non, il leur
manque l’ampleur de la construction, la vision presque dantesque, la
force énorme de ces auteurs. Mais dans le patchwork que constituent les
nombreux polars contemporains, on peut puiser une bonne vision de la
société, qui contient beaucoup d’authenticité.
Entretien réalisé
le 26 janvier 2001
par Teresa Assude et Michèle Monte