Traductrice...
ENTRETIEN AVEC MYRTO GONDICAS
Filigranes a
rencontré Myrto Gondicas, traductrice. Comment devient-on traductrice ?
Quel est le projet du traducteur, quel est celui de l'éditeur ? Que
signifie "traduire" ? Quelle serait la juste distance
avec les textes anciens ? Que signifie rendre "lisible" un texte pour un
lecteur contemporain ? Voici quelques unes des réflexions qui, à n'en
pas douter, feront écho.
Filigranes :
Myrto Gondicas,
tu es traductrice et tu as travaillé pour différentes maisons d’édition.
Combien d’ouvrages as-tu traduits ?
Myrto Gondicas :
J’ai traduit
deux ouvrages de l’américain mais mon activité a été surtout consacrée à
la traduction d’œuvres en grec ancien. J’en ai traduit six dont deux en
collaboration.
"Histoire d'un bébé"
Filigranes :
Comment en es-tu
venue à la traduction "professionnelle" ?
M.G. :
Par des
rencontres, par des hasards heureux. La première fois, c’était pendant une
des périodes difficiles de ma vie. J’ai revu quelqu’un que j’avais croisé
et que mon frère avait croisé quand nous avions tous les deux douze ans,
dans une perspective d’orientation scolaire, et aussi parce qu’il faisait
des recherches sur les jumeaux. C’est René Zazzo, le psychologue connu du
grand public pour ses recherches sur les jumeaux mais qui s’est intéressé
à beaucoup d’autres sujets, quelqu’un de très curieux, de très ouvert et
de très intéressant. Quand je l’ai revu, cela m’a fait beaucoup de bien.
Et puis un jour, il m’a dit qu’il dirigeait une collection aux PUF, ainsi
qu’une revue, la revue "Enfances". Un jour, il a eu connaissance d’un
projet de traduction d’un ouvrage américain dans cette collection et il
m’a dit : "Est-ce que cela vous intéresserait de traduire un ouvrage de
l’anglais ?". A cette époque, j’étais très mal, je ne faisais rien de la
journée et j’ai dit : "Ah, oui, beaucoup. Merci." Il m’a dit : "Bien,
allez-y."
L’ouvrage était intitulé "Histoire d’un bébé". Il s'agissait la
contraction, pour le grand public, de ce qui avait été la thèse d’une
psychologue américaine de la fin du siècle dernier. Le matériau, c’était
l’observation des stades du développement d’un bébé. L’auteur avait pris
un bébé de sa famille, une nièce, je crois, entre 0 et 1 an, et avait fait
une sorte de journal très vivant, très intéressant, avec quelques passages
un peu plus techniques, des allusions aux théories psychologiques de son
époque. Zazzo m’a beaucoup aidée. Il a revu et relu tout ce que j’avais
fait. Pendant à peu près un an donc j’ai vécu avec ce bébé, et lui aussi
d’ailleurs. Zazzo m’écrivit un jour dans une lettre que nous avions vécu
tout ce temps avec Ruth, le bébé, qu'elle avait fini par devenir un
personnage que nous aurions pu connaître pour de bon. Au moment de la
parution de la traduction, il me fit la remarque qu’étant donnée sa date
de naissance, Ruth aurait pu être là, quelque part, puisqu’elle aurait eu
quatre-vingt dix et quelques années !
Voilà la première occasion que j’ai eue de traduire un livre. C’était
complètement inattendu et en même temps, c’était une expérience très
intense. La deuxième occasion s’est présentée de manière plus classique,
mais aussi par hasard et par amitié.
Traduire le grec ancien pour "le grand public" ?
M.G. :
Un ami de mes parents, apprenant que les éditions Arléa avaient le projet
de lancer une collection de traductions d’écrivains de l’Antiquité (des
auteurs latins mais aussi des grecs), m’avait présentée aux responsables.
On m’a permis de faire un essai en me demandant de traduire Le Manuel
d’Epictète. Ensuite, l’éditeur m’a demandé de faire un choix parmi les
Entretiens du même Epictète, et le volume qui a finalement été
publié intégrait à la fois Le Manuel et cette espèce d’anthologie
que nous voulions non scolaire des Entretiens d’Epictète.
Cela a été le début de ma collaboration avec Arléa et leur collection
"Retour aux grands textes".
J’ai actuellement en chantier pour eux un volume de deux traités de
Plutarque, l’un sur l’amour parental, et l’autre sur la curiosité.
Curiosité… Les titres des anciens grecs sont toujours difficiles à
traduire.
Filigranes :
Qu’est-ce qu'une
traductions "grand public" ? C’est par rapport à une traduction
universitaire ?
M.G. :
C’est d’abord autre chose que des éditions universitaires. Ils ne veulent
pas refaire Budé. Ils veulent un appareil de notes aussi petit que
possible, une langue accessible, qui ne fasse pas barrage, sans exclure
une certaine recherche, le souci de fluidité, de clarté…Dans l'édition
Budé le texte original est présent à côté de la traduction. Celle-ci est
plutôt conçue au pire comme une sorte de béquille, au mieux comme le
témoin de la compréhension et des intentions du philologue, surtout quand
le traducteur a une certaine exigence littéraire, ou une conception de son
métier qui le situe du côté des Belles Lettres. Je dis ça sans ironie,
cela peut avoir une certaine force. Je pense à l’exemple de Paul Mazon qui
est, à ma connaissance, un des rares traducteurs de textes classiques
grecs dont on puisse, à l’heure actuelle, lire les textes en français sans
qu’ils vous tombent des mains. C’était vrai à son époque et c’est encore
valable aujourd’hui. Tout cela pour dire que le cas des traductions
bilingues est vraiment à part.
Le traducteur face à l'éditeur
Filigranes :
Peut-on traduire
de la même façon pour le grand public et pour le public plus restreint ? Y
a-t-il une écriture spéciale destinée au grand public, dans le choix des
mots, ou dans la liberté prise par rapport aux textes ?
M.G. :
Cela dépend à
qui tu poses la question : au traducteur ou à l'éditeur. Un traducteur a à
tenir compte du souci de la diffusion de l'éditeur et donc de sa possible
intervention. Mon expérience est très significative. Quand j’ai commencé à
travailler pour eux, j’ai remis une copie, comme ça, petit à petit.
L’essai a été accepté, peut-être avec une certaine bienveillance a priori.
Ensuite, ils m’ont dit : « Bon, maintenant, il va falloir travailler. Il y
a des petites choses qui ne vont pas mais, en gros, on vous fait
confiance ». Plusieurs mois après, j’ai remis ma copie complète. Je l’ai
reçue, au bout de quelques jours, sabrée, avec des trucs rouges en marge.
Souvent les modifications rendaient la lecture plus facile sans forcément
faire du tort à ce que je pouvais voir du sens. La personne qui s’était
chargée de cette relecture - une personne d'une grande compétence -
écartait délibérément toute consultation des autres traductions et a
fortiori du texte lui-même. Elle relisait cette copie comme elle aurait
relu le texte d’un auteur français. C'était délibéré de sa part.
Au début, je n’ai pas osé refuser certaines corrections. Mais au bout d’un
ou deux volumes publiés, j’ai fini par constater qu'à force de ne pas
retourner au texte original on pouvait ce retrouver très loin de ce que
l’auteur avait voulu dire. Au bout d’un moment, je me suis permis de le
signaler, mais au bout d’un moment seulement. Ceci pour dire que les
attentes de style (ou de forme) peuvent empiéter sur la fabrication du
sens ou plutôt sur ce qui devrait être la restitution du sens.
Le traducteur face à la critique littéraire
M.G. : Les
traductions des grands classiques retiennent rarement l'attention de
critiques littéraires, les pièces de théâtre davantage quand elles ont la
chance d’être montées. Je me souviens de ce compte rendu de L’Alceste
d’Euripide que j’avais traduit pour le Théâtre des Treize Vents.
"…Oui, la langue d’Euripide est beaucoup modernisée" pouvait-on y lire. On
y parlait de "version bifidus", signifiant sans doute "version allégée".
"La langue d’Euripide est très allégée, on ne retrouve pas la solennité de
l’antique." Pour des raisons très différentes de celles d'un éditeur,
l'auteur de cet article ne s’était pas non plus reporté au texte, du moins
je ne le pense pas. A mon avis, il avait surtout une certaine attente, une
certaine idée de ce qu'est (ou doit être) la tragédie grecque, et il
réagit immédiatement en termes de "décalage". Faire bouger les images ou
idées reçues sur un auteur ou un genre éloignés, qui nous a été transmis
par toute une série de médiations qui nous le rendent faussement proche
est sûrement un aspect intéressant du travail de traduction.
Ce travail commence par le vide
M.G. : Ce que
j'ai bien compris en fréquentant les philologues (de Lille 3 notamment),
c'est à quel point, quand on aborde un texte, un "grand texte", on ne sait
pas sur quoi on va tomber et si on croit savoir, c’est là où on commence à
se planter. Il y a un travail de déchiffrement, avant même de coucher un
mot sur le papier ou de taper une lettre sur l’ordinateur, et ce travail
commence par le vide. On ne peut pas se dire que la traduction coule de
source, qu’on va soigner le style et qu’à certains tournants un peu
épineux, on va s’arrêter parce que là, c’est spécialement difficile, et
que là, il y a des problèmes. Non, les problèmes sont partout. On ne sait
pas où l’auteur va nous mener, et si on croit savoir, c’est là où on rate
le truc.
Filigranes : Le
traducteur lit-il les autres traductions avant de démarrer, ou après, ou
jamais ?
M.G. : On ne
peut pas parler de façon générale. C'est une souvent une question de
temps, de calendrier. Quand j’ai traduit Alceste, j’avais très peu
de temps et je n’allais pas commencer par voir ce qu’avaient fait les gens
d’avant. C’est infini. En cours de route, mais surtout après, j’ai
commencé à regarder les traductions et encore plus les commentaires.
Pourquoi retraduire ?
M.G. : Arléa a
commencé à publier les auteurs latins et un de leurs plus grand succès a
été Apprendre à vivre, Lettres à Lucilius de Sénèque, traduit par
Alain Golomb. D'autres maisons d’édition non spécialisées (Rivages, qui
publie aussi des polars, ou d’autres qui sont du côté de la philosophie)
se lancent dans des traductions de textes grecs et latins. Cela correspond
sûrement à une attente contemporaine. C‘est aussi la preuve qu’il existe
un lectorat pour ces auteurs, un lectorat de non spécialistes.
Les "Humanités" ont été périodiquement menacées, ce n’est pas nouveau. En
1900, il y avait déjà une crise. En 1914 aussi. Ce sont des cycles. Parce
que ceux qui aujourd’hui ont fait du grec et du latin sont moins nombreux,
ces textes, que les générations précédentes voyaient comme une espèce de
pensum un peu ridicule et détaché de la vie, devient une curiosité. Au
même titre que la littérature africaine contemporaine, ou plutôt pas
vraiment, parce que ces textes sont portés par toute une tradition
culturelle sans qu'il y ait eu ce marquage souvent négatif et stérilisant
par l’école ou la routine scolaire.
Réapprendre
les langues anciennes ?
Filigranes : Le
renouveau de la littérature latine et grecque passe-t-il par le
réapprentissage du grec et du latin, ou par un regard complètement nouveau
sur les textes ?
M.G. : L’idée
d’un regard vierge sur les textes est une utopie. Et je ne sais pas s’il
est correct de dire que l’apprentissage des langues anciennes va
s’arrêter, même s'il est menacé. Je connais des enseignants du secondaire
qui dans ce domaine font un travail vivant, pas du tout routinier, et pas
du tout lié à ces idées antédiluviennes de grandeur de la civilisation
occidentale ou que sais-je encore.
Dépoussiérage,
ou relecture ?
M.G. : La
langue française - celle du lecteur comme celle du locuteur - change. Pour
cette raison, on ne peut que souhaiter que les textes anciens soient
disponibles dans des formes lisibles par nos contemporains. Disant cela,
je suis assez proche de l’optique d’Arléa, sans toutes fois réduire leur
travail à ce seul aspect car cet éditeur, qui a une véritable sensibilité
littéraire, est tout à fait capable, dans la branche roman, d’éditer des
gens qui écrivent de façon très originale et qui ne seront vendus qu'à
cinq exemplaires. Donc, pas de simplisme. Mais cette réflexion sur la
langue-cible, elle-même est en évolution.
En effet, on ne peut pas non plus se dire que, parce que tel ou tel texte
a été traduit x fois, le sens en est acquis et qu’il faut simplement
renouveler la forme pour la rendre plus propre au style ou à la
compréhension contemporaine. Prendre un plumeau avec une jolie plume,
c’est-à-dire quelqu’un qui sache bien écrire le français de maintenant.
S'imaginer savoir ce qu’ont voulu dire Sophocle, Euripide, Eschyle, parce
que c’est dans les bouquins et le mettre en français d’aujourd’hui : voilà
ce qu'on entend un peu partout quand on parle de l’édition de textes
anciens en ce moment, ou de représentations théâtrales d’auteurs anciens.
Quelle image galvaudée que ce "dépoussiérage" ! Quelle illusion !
Une traduction à la croisée des siècles
En
réalité on ne sait pas avant d’avoir lu. Bien sûr, les siècles des siècles
l’ont lu avant nous mais il nous reste à lire les siècles des siècles.
N'oublions pas que si le traducteur est de son siècle, Eschyle était du
sien et qu’on va quand même chercher à retrouver ce qu’il voulait dire,
lui, à son époque, par rapport à d’autres qui disaient autre chose, ou qui
parlaient de la même chose mais en d’autres termes et en quoi lui était
nouveau, y compris dans la façon de le dire. Donc traduire, c'est chercher
à retrouver un sens dans un contexte historique, en se disant que, si
c’est possible, et une fois réalisé, ce sera tout aussi parlant pour nos
contemporains. Aussi parlant pour eux que si on s’était dit, "bon, je sais
de quoi l’auteur parlait, je le sais en gros, ça ne m’intéresse pas
beaucoup et je vais l’adapter". Vouloir adapter, c'est passer à côté d'une
actualité des textes et de la langue bien plus vraies, plus étonnantes.
Propos
recueillis par Françoise Salamand - Parker
Paris, juin 1998
*
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Les
traductions de Myrto Gondicas
Ruth :
la biographie d’un bébé
de Milicent Washburn Shinn. – trad. de l’américain ; préf. René Zazzo. –
Paris : PUF, 1988.
Ce
qui dépend de nous : Manuel et « Entretiens / Epictète. – Arléa,
1990 ; réed. en 1995
La conscience tranquille ;
suivi de Le Bavardage / Plutarque. – Arléa, 1991 ; réed. en 1996
L’intelligence
des animaux ;
suivi de Gryllos / de Plutarque. – Arléa, 1991
Alceste : théâtre d’Euripide ;
suivi d’une lecture "Le Lièvre et la tragédie" de Jacques Michet.
– Montpellier : Théâtre des Treize Vents, 1993.
Le Souci du bien (Lysis et Charmide)
de Platon. – Arléa, 1993 ; nouveau tirage en 1997.
Manuel
d’Epictète avec une postface d’Alain Nadaud. – Arléa
Les Juifs des Habsbourg, 1670-1918
de William O.McCagg jr. – trad. de l’américain. - PUF, 1996.Prométhée
enchaîné d’Eschyle. – Trad. par Myrto Gondicas et Pierre Judet de la
Combe. – Seyssel : Ed. Comp’act, 1996.