"Je ne compose jamais un poème
avec des émotions préfabriquées ou abstraites.

Il faut que j'aie vécu l'émotion
pour essayer de la revivifier.

Mais par le travail des mots,
elle devient forcément autre…"

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Cursives 80
Entretien avec Marcel Migozi

Né en 1936 à Toulon,
Marcel Migozzi vit dans un village varois au pied du Massif des Maures.
Il a publié plus de cinquante ouvrages de poésie depuis 1963, des livres d'artiste, des recueils pour enfants.
Il a reçu les prix Malrieu (1985) et Antonin Artaud (1995) et le prix des Charmettes, Jean-Jacques Rousseau en 2007.
Il a collaboré à de multiples ouvrages collectifs, à de nombreuses revues.
Il a été cofondateur des revues LA CAVE et CHEMIN (1960 et 1968), membre du Comité éditorial de la revue ACTION POETIQUE de1965 à 1968, de la revue SUD de 1995 à 1998, correspondant permanent de la revue luxembourgeoise ESTUAIRES de 1987 à 2000.


 

 

 

 

 



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Une formulation qui fait débat

Filigranes : On parle beaucoup de guerre, on parle peu de Culture de paix dans les livres, les médias, à l’école, en formation. Qu’entendre exactement par là ?

O.M.N. : Pris par le quotidien, nous n’avons pas le temps de nous pencher sur une notion qu’il faut pourtant interroger à une époque où la peur, le refus de l’autre (en particulier pauvre, démuni et étranger), l’inhospitalité et le rejet deviennent des arguments récurrents.

Si nous ne voulons pas que les sociétés humaines se referment sur eIles-mêmes, il nous faut réfléchir – ensemble - à l’instauration d’autres types de relation entre les humains. C’est pourquoi la Culture de paix, un concept ouvert, "non dimensionné" nous intéresse. Au départ, ce constat de l’Unesco : "Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix". Constat imparable certes, mais incomplet. Il passe sous silence la dimension historique, sociale et collective de ces hommes. Il a été élaboré, puis porté par des instances internationales onusiennes. Il ne peut être trop directif car il s’adresse à l’ensemble des états et à leurs habitants.

C’est sa force mais aussi sa faiblesse. Il ne prescrit rien, ne dit rien du "comment faire" sauf en termes très généraux évoquant l’éducation, la santé, la protection de l’environnement, etc. Qui sont donc ces "hommes" ? Comment cultiver la paix avec eux ?

 

De quelques malentendus

Filigranes : Les mots "paix" et "culture", surtout quand ils sont associés, suscitent bien des réactions.

O.M.N. : Oui, c’est pourquoi il faut interroger les représentations, les conceptions des uns et des autres, les usages, l’histoire, car les mots nous renvoient à des moments d’espoir, mais aussi de révolte, de déconvenues, de souffrances, d’échecs personnels et collectifs. Ils rappellent les utopies qu’elles soient sociales, socialistes, chrétiennes, libertaires que nous avons remisées un peu vite en oubliant ce qu’elles contiennent plus que jamais de "promesses et prémices".

Filigranes : Pouvez-vous donner quelques exemples ?

O.M.N. : Une confusion fréquente consiste à identifier paix et Culture de paix. La paix ce serait le contraire de la guerre, la simple absence de guerre. Cette vision est très insuffisante. Nous manquons en réalité et cruellement d’un imaginaire de la paix ouvrant sur une culture, c’est-à-dire des manières nouvelles d’agir et de comprendre le monde ensemble et autrement quand nous sommes harcelés au quotidien par un imaginaire du meurtre et de la destruction. Voilà l’urgence !

On nous dit que la violence serait inévitable et la non violence une douce rêverie. On récuse la posture "non-violente" car on croit qu’elle va de pair avec un refus de se battre. On parle de Gandhi, mais que sait-on exactement de l’attitude non-violente qu'il a prônée et de la violence – symbolique – sur laquelle il s’appuie ?

On confond culture et "œuvres culturelles" (littérature, musique, théâtre, peinture, etc.). On voudrait que les grandes œuvres, celles que nous aimons et nous admirons aient la capacité de nous préserver des catastrophes. Il n’en est rien car l’Histoire montre que les petits et les grands tyrans aiment eux aussi la musique, la peinture, le cinéma.

On édulcore l’idée de Culture de paix (dans les écoles et les collectivités territoriales notamment) en la réduisant à la gestion des conflits et à la médiation. L’urgence n’est-elle pas au contraire de re-donner du sens au travail, aux apprentissages, autrement dit de les ré-inscrire dans un horizon autre que la seule réussite scolaire ou économique.

Il nous faut pour cela une réflexion sur les finalités de ce que nous faisons, un débat sur ce qui nous meut, individuellement, collectivement, à l’échelle de nos pays, des cinq continents. Faire de la Culture de paix une raison légitimante de notre action.

 

Culture de paix VS culture de lutte ?

Filigranes : La Culture de paix est-elle "révolutionnaire" ? Marx, par exemple, disait qu’il fallait changer les paramètres de l’exploitation ?

O.M.N. : Cela suffit-il à changer les mentalités ? Certains suspectent les tenants de la Culture de paix de s’aveugler sur les rapports de force, les antagonismes sociaux, de classes, de groupes ; de "fabriquer la paix sociale". Ils lui opposent - un peu hâtivement, à notre sens - une "culture de lutte". Mais toutes les luttes ne sont pas des avancées : certaines (on pense à l’Afrique du Sud de Mandela) ouvrent de nouveaux horizons ; d’autres (souvenons-nous des combats fratricides de la guerre d’Espagne) ont barré l’avenir.

La Culture de paix, c’est le refus d’un certain fatalisme qui voudrait que la vie soit livrée à la pulsion de mort, au destin, à l’impuissance, à la violence… Devant tant de suspicion pour un concept qui émerge à peine et a besoin de s’étayer, nous mettons notre énergie à être offensifs, inventifs, iconoclastes.

 

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La création

Filigranes : Pourquoi votre insistance sur les pratiques de création ? Qu’apportent-elles à la Culture de paix ?

O.M.N. : Aujourd’hui, et devant la complexité croissante du monde, un courant se développe pour poser la question de la responsabilité humaine en termes nouveaux. Dans notre esprit, cela questionne aussi les pratiques de création, le rôle de l’imaginaire, le travail de la langue dans l’émergence des sujets.

Il faut envisager au moins deux dimensions : celle du sujet singulier, sujet de la langue ; celle du sujet-citoyen, sujet d’une culture, d’une histoire, d’un pays, d’une société. La création est, parmi d’autres, un espace dans lequel ce sujet se construit, se reconnaît, s’inscrit dans une histoire, dans un rapport très particulier à soi, à l’autre. L’interpellation que nous faisons à la création, nous voulons la porter sur le terrain de l’éthique pour y exercer notre capacité à résister, à dire oui, à dire non !

Filigranes : Pourquoi ce basculement vers l’éthique ?

O.M.N. : Quand dans les années 1980, nous avons créé Filigranes, ce fut pour nous une énorme bouffée d’air frais dans l’espace un peu confiné de l’école, de l’édition et de la culture. Aujourd’hui, 30 ans plus tard, la situation a changé. Des ateliers d’écriture se mènent un peu partout dans le pays. C’est une belle réussite.

Mais, le monde aussi a changé, et le bilan est sombre : appauvrissement économique, éducatif, culturel d’une partie croissante de la population mondiale ; dilapidation et non partage des richesses naturelles ; montée de fanatismes nouveaux ; régressions démocratiques... Les pratiques culturelles seraient-elles à l’abri de ces bouleversements ?

 

Les mots

Filigranes : Carlos Liscano dit "qu’il n’y a pas de paix dans les mots…". La paix ne viendrait-elle pas de l’extérieur des mots. Comme s’il s’agissait pour ce projet fraternel de les faire revenir dans la langue maternelle, de les ramener d’abord au "duel", puis au collectif comme on ramène à la raison les pensées vagabondes ?

O.M.N. : C’est vrai, si on admet que les mots, en eux-mêmes, ne portent ni la paix, ni la guerre. La question est celle de l’usage que nous faisons d’eux. Oui, nous affirmons que l’on fait la paix avec les mots, au sens où les mots, venus du plus profond de nous-mêmes, nous engagent vis à vis d’autrui. Aborder les mots, la langue, les langues avec un a priori positif, c’est se donner les outils pour penser. Bien des ateliers présentés dans le livre, disent par textes ou productions plastiques interposés des manières un peu nouvelles, un peu secrètes de comprendre le monde, le "chaos-monde" dont parle Édouard Glissant et que nous explorons à notre façon dans un de nos ateliers.

Filigranes : Peut-on parler d’engagement dans la langue ?

O.M.N. : Nous voulons le croire. Il nous faut diversifier nos manières d’user de la langue, d’installer l’amour et non la peur des mots. Cela passe, comme à Filigranes, par la multiplication des récits, poèmes, à côté d’argumentations et de témoignages. Par l’usage de figures qui sont bien plus que des figures de style.

La métaphore en particulier qui met en lien des mondes : extime / intime par exemple, à partir d’un travail sur des photos. Qui oblige à une gymnastique de l’esprit et force à décloisonner, imposant des allers-retours : entre fiction et vérité (dans un atelier sur les sagas familiales) ; entre petite et grande histoire (à travers plusieurs ateliers qui traitent des anonymes, des sans grade pris dans la guerre) ; entre photos et textes (la photo comme trace souvent ultime d’événements qui ont marqué le destin des peuples) ; entre moments de lecture et d’écriture.

Ce sont là des manières d’honorer la langue, d’en mesurer la richesse insondable qui toujours "ouvre à la loi", comme vous le dites vous-mêmes. Les mots sont à tout le monde, tout comme les arts plastiques, la musique, le théâtre… Ce qui est commensurable, c’est-à-dire partageable, mesurable à une même aune, mais différente pour chacun, c’est l’expérience humaine, notre "identité terrienne", pour reprendre l’expression d’Edgar Morin. Les mots qui la racontent doivent pouvoir nous relier et non nous opposer, développer en chacun l’estime de soi et celle de l’autre dans une belle conjugaison !

 

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Écrire un livre

Filigranes : Est-ce que la rédaction de ce livre est une idée lentement mûrie ou bien vous est-elle un beau jour tombée dessus comme une évidence ? Qu’est-ce que l’écriture du livre a modifié à votre pratique ? Qu’est-ce qu’elle a permis de relire autrement ?

O.M.N. : Ce livre a été précédé d‘une douzaine de plaquettes plutôt pédagogiques, évoquant notre travail de formation, en particulier avec le Groupe des Enseignants et Éducateurs pour une Culture de paix d’Aubagne.

À partir de là, l’idée d’un livre s’est imposée peu à peu. Ce fut un saut qualitatif. Le vécu d’un atelier est toujours plus riche que ce qu’un compte-rendu est en capacité d’en dire. Il reste pourtant ponctuel, circonstanciel. La visée d’un livre est plus globale et l’inscription se veut pérenne. On n’a jamais fini de penser le lien problématique entre deux logiques qui se rencontrent : celle du livre, cristallisation de savoirs, recherches, lectures qui a demandé beaucoup de temps et de labeur ; celle de l’atelier, du non fini, du désir, du chantier ! Tenir les deux bouts et les laisser se féconder, est un pari jamais tout à fait gagné. Se plier à une écriture longue, c’est entrer dans une élaboration abstraite.

D’une intuition et de quelques pratiques plutôt fragmentaires, plus ou moins conscientisées, émergent peu à peu des invariants, une matière structurée, un socle. En l’occurrence, dans trois directions : l’option d’autrui, c’est-à-dire penser, créer, agir avec et contre l’autre ; les pratiques de savoirs avec l’éloge de la question, de la recherche, de l’appel à l’imaginaire ; la question des filiations et de la transmission, bref, de l’histoire.

Mais, quels que soient les choix opérés, il importe d’expliciter en quoi ils constituent non un système mais seulement un prisme parmi d’autres à partir duquel lire, hors sol, une expérience de praticiens, c’est-à-dire, suivant en cela notre préfacière Etiennette Vellas, ce que nous nommons la théorie-pratique. Pas simple ! Cela suppose une attention aux formulations : parler "d’une" Culture de paix et non de "la" Culture de paix ; trouver les mots pour dire qu’elle est à construire ensemble et qu’elle n’est pas déjà toute cuite. Avoir surtout une grande confiance dans la capacité du lecteur à entrer dans la subtilité des mots.

 

Filigranes : Une fois le livre paru, que se passe-t-il ?

O.M.N. : On a parfois tendance à opposer, l’avant qui serait la pratique et l’après qui serait l’écriture, en ne considérant comme action que ce qui se voit, alors que ce sont des circulations incessantes entre ces deux pôles. Il faut insister sur le fait que l’écriture est aussi une pratique à part entière.

L’écriture ne vient pas magiquement, mais c’est un corps à corps avec les mots, avec la mémoire, avec l’expérience acquise. Pour nous qui sommes archivistes dans l’âme au point que notre maison croule sous les boites archives, nous sommes confrontés aux matériaux accumulés : notes, documents, productions pieusement conservées, bribes de pensées griffonnées sur un coin de page. On peut s’y perdre ! De cette fréquentation des traces, de ce travail d’écriture naît un rapport évidemment plus distancié à l’animation.

L’objet "livre" est la partie apparente de l’iceberg. La parution du livre en librairie, c’est le temps du retrait du désir. Un coup d’arrêt à une certaine inventivité. Comme si l’écriture achevée avait barré quelque chose de la pratique ; avait clôt le faire ou du moins un stade du faire. On est alors dans un entre-deux, nécessaire, inévitable et désagréable tout à la fois.

Heureusement, des années plus tard (ou même avant), on apprend qu’un tel a réutilisé le livre de telle manière, qu’un autre le recommande à ses étudiants, que les bibliographies le citent.

 

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Perspectives

Filigranes : Effet d’une généreuse candeur ou d’une folle audace, vous semblez vouloir faire partager la conviction qu’un autre monde, une autre façon de le penser, de l’aménager, voire de le transformer, est possible…

O.M.N. : Oui, à notre manière. Nous voulons, avec d’autres, opposer au fatalisme ambiant non pas des solutions clef en main mais, preuves à l’appui, le récit d’actions menées ici et ailleurs avec des enseignants, des animateurs, des bibliothécaires, des élèves, des étudiants, des familles. C’est bien peu de choses, mais cela existe.

Ce qui nous importe est que la Culture de paix soit comprise comme un horizon et non comme un état stable plus ou moins atteint ; qu’elle nous pousse à penser et agir autrement ; que notre humaine propension à juger et à rejeter cède la place à la volonté de comprendre et à l’acceptation que nos représentations puissent évoluer au contact de ce qui nous est étrange et étranger. Inventer des alternatives, résister aux évidences, exercer son esprit critique, être vigilant à tout ce qui porte atteinte à l’humain, voilà une vision d’avenir dont nous avons un besoin urgent.

"Nous sommes optimistes, non parce que nous avons des raisons de l’être, mais parce que nous agissons", entend-on dire. Oui, à condition qu’agir ce soit d’abord anticiper, imaginer, écrire, confronter, penser de manière créative… avec d’autres et sans attendre. "Si vis pacem, para pacem” ("Si tu veux la paix, prépare la paix").

 

Filigranes : Vous plongez d’emblée les lecteurs dans la complexité…

O.M.N. : Oui et un nombre important de poètes, sociologues, philosophes, économistes, historiens, de Morin à Glissant, d’Arendt à Ricœur, Amartia Sen, Hessel nous invitent à ce regard nouveau, non linéaire, en réseau, ouvert à l’imprévu. Il nous plait que dans cette liste – ce sont nos z’auteurs fétiches depuis pas mal de temps - les poètes croisent les économistes, les philosophes, les diplomates et tant d’autres. En articulant les registres là où ailleurs ils sont disjoints, ils nous montrent la voie.

À nous de nous donner, à notre tour, l’autorisation de croiser les approches et les terrains. C’est pourquoi, dans le domaine de la création aussi, nous ne nous enfermons pas dans un seul registre, en particulier celui de "l’expression de soi", mais faisons de nos ateliers des moments, des tremplins pour penser de mille et une manières le monde d’hier, aujourd’hui, demain ; pour aller ailleurs, plus loin.

 

Filigranes : Ces options, ces valeurs qui sous-tendent la Culture de paix sont-elles universelles ?

O.M.N. : Nous n’en savons rien. Le mot "universel" nous semble piégé. En revanche, histoire, transmission, respect du vivant, liberté, justice, égalité, solidarité... ces termes sont d’inesti-mables mots de passe, clefs, ouvertures pour circuler entre les mondes et se demander ce qu’ils signifient dans chacun d’eux et comment les différences s’y déclinent. L’humain réside dans cette mobilité possible, ces compréhensions et confrontations dans lesquelles chacun grandit au contact de l’altérité.

Questions de Arlette Anave, Teresa Assude,
Jeannine Anziani, Nicole Brachet,
Christiane Lapeyre, Michèle Monte,
Marie-Christiane Raygot, Claude Ollive,
Anne-Marie Suire, Pierre Torres.