Michel
Ducom est un militant pour qui l’action pédagogique et poétique sont
totalement politiques. Responsable national du Secteur Poésie Ecriture
du Groupe Français d’Education Nouvelle (G.F.E.N.), co-éditeur de la
revue Cahiers de poèmes, Michel Ducom anime de nombreux ateliers
dans sa région bordelaise, organise des formations à l’animation et
intervient de plus en plus sur les questions de culture.
Contre
l’obsession centralisatrice qui, dans la création comme en politique,
dans l’édition comme dans la critique uniformise et aliène, Michel Ducom
plaide pour la diversité et les multiplicités conquérantes appuyées sur
les concepts de contre-capitales culturelles et d’actions culturelles
contre-centralisatrices.
.
"On n'est pas le produit d'un sol,
on est le produit de l'action qu'on y mène"
Felix Marcel Castan, devise du dernier album
de Massilia Sound System
A propos d’un
parcours
MD :Mon
parcours est celui d’un militant de l’Education nouvelle. Mon engagement
est du côté de la transformation des choses et des gens, du côté de la
transformation des mentalités, de la traque des évidences pour voir ce
qu’elles cachent. C’est une approche humaniste du monde.
J’ai été prof, un prof mal formé, puis militant politique du parti
communiste, puis militant de la pédagogie Freinet. Après une "crise de
foi pédagogique", je suis entré au Groupe Français d’Education Nouvelle.
En 1971, j’étais un des premiers à faire des ateliers d’écriture pour
des adultes. La rupture des ateliers d’écriture
Filigranes : Comment en vient-on aux ateliers
d’écriture ?
MD :
Parce qu’on s’ennuie. Je découvrais à l’époque un GFEN qui ne faisait
que parler, en éducation comme en poésie. Or moi, j’écrivais, j’avais
déjà publié des choses et je voyais bien que cela n’allait pas. Avec une
amie écrivain – Françoise Efel -, la fois suivante, on s’est dit : "Et
si on les faisait écrire ? Et si on montait un atelier!" Ce 1er atelier,
on l’a fait avec la technique du cut-up, à partir du travail de
Burroughs. Nous découpions un journal ou un poème mot par mot et nous
composions un texte inattendu par collage). Il y avait l’idée qu’il faut
s’impliquer pour apprendre, l’idée de Freinet.
Les écrivains n’ont pas attendu les ateliers d’écriture pour écrire en
commun, mais ils restaient en cercle fermé, élitiste. Au GFEN venait de
sortir un bouquin qui a eu un grand succès, Doué, non doué. Cela a donné
aux ateliers d’écriture une tout autre dimension. Politiquement, j’avais
envie que tout le monde écrive ! J’étais marxiste et en même temps
existentialiste : chaque personne rend compte à elle seule du monde
entier. Si une personne se mettait à écrire alors qu’elle ne s’en
croyait pas capable, tout le monde pouvait écrire.
C’est la rupture des ateliers. A l’époque, les amis m’ont dit : "mais tu
ne t’imagines pas que tu vas en faire des écrivains !" Moi, je ne
pouvais pas dire "oui", j’étais obligé de dire "non, non" et je pensais
"mais si, mais si". Ce projet politique débordait largement l’école et
l’éducation. J’ai été obligé de composer, y compris au GFEN. Il a fallu
créer un rapport de force pour imposer le pouvoir d’écrire pour tous. Ce
n’était pas gagné d’avance.
La
création du
Secteur Poésie Ecriture du GFEN
Filigranes
: Tu as été un
des co-fondateurs du Secteur Poésie Ecriture du GFEN.
MD :
Non, le Secteur a été créé quelques années avant moi par Michel Cosem.
Je me demande si ce n’est pas Jackie Saint-Jean qui a inventé les
ateliers d’écriture. Elle faisait alors écrire ses étudiants, à l’école
normale de Tarbes. C’étaient des adultes, de jeunes adultes. Elle
voulait leur faire comprendre ce que c’était qu’écrire. Elle pensait
qu’il valait mieux écrire et faire écrire plutôt que de passer son temps
à noter.
Filigranes :
Le GFEN parle du "tous capables". Qu’est-ce qui se cache derrière ces
mots ?
MD :
C’est la possibilité pour chaque être de se donner des défis
incroyables, puis de changer de posture, de devenir mobile et
d’accroître sa mobilité en aidant les autres. C’est être intelligent
tout le temps, être cultivé le plus possible, c’est à dire confronté à
un endroit où on ne sait pas encore agrandir ce que j’appelle la
frontière avec l’ignorance. C’est être tellement cultivé qu’on est de
plus en plus ignorant et que l’on sait de plus en plus de choses. C’est
être dans un paradoxe permanent et c’est être avec les autres. Le "tous
capables" n’est pas du tout intéressant tout seul dans son coin !
Filigranes :
Comment en vient-on au "tous capables" ?
MD :
Cette idée que tout le monde peut arriver à faire des choses
extraordinaires, ça m’a permis de renouer avec quelque chose de très
personnel. J’étais, d’un côté, petit-fils d’une ouvrière agricole, fils
d’employé modeste. Mais, par une autre partie de ma famille, j’avais
fréquenté des bourgeois et là il s’est passé quelque chose d’extrêmement
important : très tôt j’ai eu beaucoup de relations humaines, à l’endroit
même où je vivais. Je n’ai pas voulu quitter ma région. Je suis resté
dans la région bordelaise et il m’est apparu que c’était un très joli
combat que de décider de ne pas quitter sa région, d’exister à l’endroit
où on était.
Peu à peu, de plus en plus conscient, j’ai réussi cela dans ma vie :
j‘ai pu avoir des effets nationaux tout en étant à l’endroit où j’avais
décidé de vivre. C’est une question de décision et d’organisation. Or,
cela, je le sentais confusément, était lié à l’idée : "j’ai déjà de la
richesse, je ne vais pas la perdre" ; je n‘ai besoin d’aller à Paris
pour l’accroître.
Félix Marcel Castan
MD :
Quand j’ai rencontré Félix Marcel Castan*,
j’ai tout de suite été en prise avec lui. Je me suis rendu compte des
grandes aliénations que j’avais du côté de la culture, moi qui parlais
occitan et dont la culture avait été volée : ma grand-mère a interdit
l’occitan à table dès que je suis entré à l’école maternelle. Je
trouvais en Castan le théoricien qui avait déjà pensé cette question.
Comment en est-on arrivé dans ce pays à ce que la culture soit la Grande
Culture, qu’elle soit complètement centralisée dans la région parisienne
? Comment se fait-il qu’un peintre qui travaille à Bordeaux, à
Marseille, à Toulouse ou à Lille se dise qu’il aurait peut-être mieux
fait de "monter à Paris", même s’il a une œuvre conséquente ? Cela c’est
construit lentement dans l’histoire et cela a commencé avec la
nécessité, pour des raisons économiques, d’unifier un pays qui partait
dans les particularismes. Le programme de Richelieu fut de rassembler la
France en faisant sauter des frontières entre des provinces, mais aussi
en imposant une langue centralisatrice, le français. "L’américain" de
l’époque, pour la France, c’était le français. Il fallait donc lutter
contre les langues régionales pour imposer un état unique. Quant aux
guerres de religions sous Richelieu, qui a fait le siège de La Rochelle
contre les protestants, mais aussi le siège de Montauban, contre les
catholiques, il s’agissait de bien autre chose que de guerres
religieuses. Il s’agissait de centraliser, de mettre tout le monde au
pas, dans le même moule pour une nation puissante au service des
intérêts d’une noblesse centralisée et contrôlée à Paris. Des nobles
payèrent de leur tête leur opposition au projet centralisateur.
Mais
qu’en est-il alors
du danger régionaliste ?
M.D. :
Le régionalisme n’est qu’une forme affaiblie du centralisme : les
régions sont des entités administratives aux contenus culturels vagues,
avec des histoires compliquées que ne recouvre pas le territoire
"Région". Leur identité reste à construire. Le risque pour les cultures
dites "régionales" - qui sont en fait les grandes cultures de France –
c’est d’être gérées en matière culturelle selon des territoires mal
définis, par des élus souvent mal formés aux questions culturelles,
encore moins que ceux du "Centre". Or elles doivent être prises en
compte dans leur dimension nationale. C’est pourquoi, en matière
culturelle ce ne sont pas les entités "régions" qui doivent être les
moteurs de la culture, mais les grandes contre-capitales culturelles que
sont les grandes villes capables d’agréger autour d’elles de multiples
manifestations et de constituer un interlocuteur à la fois pour le
"Centre" et pour le réseau qu’elles constituent entre elles.
Par ailleurs, tout ce qui est mis en place sous forme de résistance
comporte des dangers pour l’adversaire – le "Centre" – mais aussi pour
la force résistante. A partir du moment où des langues et des cultures
sont en résistance, elles se trouvent appauvries par le fait qu’elles
sont en train de se défendre face à une idée pauvre, et l’idée pauvre
c’est celle du centralisme.
Dans ce cadre, le risque c’est le nationalisme-régionaliste. Mais ce
n’est pas une fatalité : en Occitanie, sur le plan historique, on ne
trouva pratiquement jamais la moindre revendication nationaliste. Il a
fallu attendre ces dernières années pour la voir apparaître, bien
faiblement.
Je pense qu’il faut regarder les choses autrement. C’est à dire penser
que les actions culturelles d’essences contre-centralisatrices sont des
propositions d’enrichissement culturel.
Si on se base sur l’idée que lorsqu’il y a diversité, il y a proposition
d’enrichissement culturel, on n’est plus dans la résistance, dans
l’assèchement de la pensée face à un adversaire pauvre. On est avec un
adversaire qui pourrait s’enrichir par le dialogue et les propositions
de créations venues d’ailleurs. comment faire pour vivre ensemble :
voilà une question d’une immense richesse ! Donc l’idée importante,
c’est que la diversité culturelle a pour corollaire la nécessité de
vivre ensemble de la manière la plus complexe, la plus riche possible et
dans le plus haut intérêt de toutes les parties.
Le défi c’est de vivre beaucoup mieux, culturellement parlant, pour le
plus grand nombre. C’est donc une question politique. Et ça, c’est
possible, c’est arrivé dans l’histoire, aux Etats-Unis, par exemple.
Pourquoi est-ce difficile ? Parce que notre éducation n’est pas du tout
dans cette logique. Nous sommes dans une logique de type : "il y a des
gens qui savent pour les autres, il y en a qui sont meilleurs que les
autres". Ce se sont des logiques qui hiérarchisent et appauvrissent. La
logique de vivre ensemble pour enrichir le monde, pour que la vie
augmente comme disait Wolinski, pour que les paysages soient plus beaux,
pour que les récoltes soient meilleures, pour que les gens s’embrassent
mieux, c’est le pari d’aujourd’hui !
De
la pensée à l’action et… retour :
Uzeste, les ateliers d’écriture
Filigranes : Comment cet engagement se traduit-il
concrètement ? Parlons du Festival d’Uzeste1.
MD :
Uzeste, un village de 800 habitants, est typique du point de vue qui
nous intéresse. C’est un événement national pour la presse et la culture
en France depuis plus de 30 ans. D’ailleurs, depuis trente ans le GFEN y
participe. Uzeste fait son travail poiélitique et dans ce cadre nous
posons sans arrêt la question du contre-centralisme. Non pas une
résistance simplificatrice mais une complexification des choses. Uzeste,
c’est Bernard Lubat mais aussi les oeuvriers d’Uzeste, c’est-à-dire
beaucoup de monde qui s’engage.
Les effets de nos impensés en matière de culture sont extrêmement
lourds. On a décentralisé Avignon et les scènes nationales, on sait bien
que des galeries exposent des plasticiens dans les grandes villes, mais
on n’a pas décentralisé la critique, ni dans la culture ni dans le
domaine du théâtre, ni en arts plastiques. On a une presse régionale qui
est d’une qualité exceptionnelle sur le plan politique mais sur le plan
de la critique d’art elle est inexistante ! Seul Paris produit le
contenu de la critique d’art. Le formidable impensé c’est que la
critique ne pourrait se faire qu’à partir du Centre.
Filigranes :
Et le GFEN, les ateliers d’écriture ?
M.D. :
Oui, les ateliers d’écriture sont un autre exemple de
contre-centralisation culturelle. Avec le GFEN on a fait des efforts
énormes pour que les ateliers d’écriture s’implantent au plus près des
désirs des gens, partout en France, et avant Paris. Dans le sud par
exemple. Ce n’est pas parce qu’il fait beau dans le sud, mais parce que,
sur le plan culturel, c’était extrêmement important que quelque chose de
neuf, d’aussi neuf que les ateliers d’écriture, se développe dans ces
grandes capitales culturelles qui ne savent pas à quel point elles sont
des capitales culturelles. Des "contre-capitales". Les ateliers sont un
genre nouveau. Nous avons inventé quelque chose du type de ce que les
Grecs ont inventé avec le théâtre. Nous sommes les metteurs en scène de
l’écriture. On fait écrire avec des consignes, des propositions
d’écriture mais en réalité on gère du temps, des groupes, des
déplacements physiques, de l’espace. C’est une véritable mise en scène.
Certains ateliers sont admirables comme une pièce de théâtre, comme une
performance plastique. Cela, qui est assez exceptionnel, nous l’avons
inventé dans les grandes contre-capitales culturelles de la France.
Filigranes :
Pourtant la réalité est têtue…
M.D. :
C’est vrai. Les éditeurs sont à 90 % en Ile de France et dans le 6ème
arrondissement. La culture semble pour presque tout le monde être de
Paris parce que cela permet des dominations. Mais il est possible de
faire autrement : Actes Sud s’est installé en Provence. En région, les
tout petits éditeurs sont nombreux. Ils vivent près de chez eux et ont
quand même des diffusions nationales. Ils ouvrent des perspectives
nouvelles.
L’écriture
et l’exclusion sociale
Filigranes :
L’approche contre-culturelle, à laquelle nous souscrivons à Filigranes,
ne risque-t-elle pas de nous détourner des facteurs sociaux qui pèsent
sur la non-écriture ?
M.D. :
C’est quand même ennuyeux qu’un des grands impensés du 20ème et 21ème
siècle, ce soit cette idée de décentralisation culturelle. Ce qui est
pensé, c’est l’idée de l’exclusion en termes sociaux à l’échelle du
pays, des classes sociales, des groupes.
Il n’y a pas beaucoup d’écrivains, par exemple, qui sont couvreurs,
c’est évident. On voit bien l’effet de classe. Il a fallu attendre les
années soixante-dix pour que des femmes se mettent à éditer. On commence
à voir l’effet de genre. Ce qu’on ne voit pas, c’est que l’effet
Rastignac continue à fonctionner. On l’apprend dans la littérature comme
si c’était une affaire du 19ème siècle, or cela reste une affaire du
20ème siècle.
La découverte des spécificités de langue et cultures régionales, la
découverte de leur richesse, c’est souvent un moyen de reprendre la
question de l’exclusion pour soi et de la travailler autrement.
Je pense à Sergi Javaloyès, né à Oran, qui débarque en France à 10 ans à
Orthez et se met à apprendre l’occitan béarnais, le français aussi et
devient écrivain. Il publie en occitan. Ces parcours où l’on vient
d’Algérie et l’on apprend la culture française avec la diversité comme
point d’accroche sont exemplaires. Rencontrer des gens qui parlent
autrement et peuvent créer d’autres rapports humains change le rapport à
cette exclusion française et néo colonisatrice qui est extrêmement dure
et persistante. Se dire en revanche : "Tiens, dans ce pays il y a des
gens qui sont comme moi, immigrés de l’intérieur, immigrés de leur
propre pays" fait imaginer des complicités possibles, des alliances, des
stratégies différentes à échanger.
Pour tous ceux qui arrivent du Maghreb avec l’idée que la France est un
bloc, un seul bloc, c’est en revanche plus difficile ! Ces stratégies
qui prennent appui sur l’Ecole française avec la réussite au bout de
trois générations, on connaît trop cela !!!
Le
dialogue des cultures,
leur créolisation
M.D. :
Quand de grandes cultures, maghrébines, turques ou grecques, qui sont
proches par ailleurs, se rencontrent, ce sont des dialogues inouïs. Ce
sont des moyens de sortir de l’ennui dans lequel on est. On est dans ce
face à face entre la France et l’Afrique néo-colonisée et là, il y moyen
de se parler d’autre chose. Se parler par exemple de la création, de la
littérature en Europe et donc des troubadours, des poètes pré-islamiques
ou des de cette proto-écriture que sont les chants, les contes et les
mythes traditionnels. Ou bien ouvrir la piste de toute l’influence qu’a
eue la France avec ses cultures différentes, basque comprise, sur
l’Amérique du sud par exemple. Des pistes d’ouverture complexes naissent
de la prise en compte contemporaine des langues et cultures régionales,
pistes qui ont une valeur littéraire, culturelle certaines et qui sont
de nature à renouveler à la fois le discours et les approches du monde.
Michel Deguy disait face à Castan, à Beaubourg : "Vous avez raison,
Paris souffre de n’être que lui-même en France. Nous n’avons plus
d’interlocuteurs". Je pense que la diversité culturelle est de nature à
créer des interlocuteurs multiples, donc des possibilités multiples de
s’intégrer. Penser la multiplicité en France c’est penser la richesse de
ceux qui sont réduits à être des sans-papiers : porteurs de langues et
d’imaginaires, avant tout.
Filigranes :
Tout cela est très proche de la pensée d’un Edouard Glissant…
M.D. :
Oui, la démarche d’Edouard Glissant est de ce type. Il l’affirme depuis
des principes de créolisation. L’idée de l’enrichissement réciproque n’a
rien à voir avec le repli sur soi dans les communautés, avec l’ethnicisation
des problèmes, avec l’enfermement nationaliste. Pour Glissant, les
archipels ont besoin de se parler, ils inventent. Les pensées
continentales en revanche ont tendance à écraser.
D’un point de vue humaniste, l’idée de spécificité est une formidable
idée politique. C’est un moyen d’analyser l’histoire, de voir que face à
l’universel il y a la possibilité d’une interrogation permanente, d’un
questionnement permanent. Il ne s’agit pas de nier l’universel, mais
d’entrer dans un dialogue à la fois rigoureux, exigeant. Conscientiser
Filigranes :
Les conditions, sont-elles réunies pour que ce dialogue des spécificités
existe ? C’est certainement lié au développement démocratique des
sociétés...
MD :
D’abord, il faut ratifier la Charte Européenne sur les Langues
Régionales. Il commence à y avoir un débat européen sur ces
questions-là. Ensuite, il faut faire de la pédagogie là-dessus. Voilà
pourquoi au GFEN, nous faisons des stages intitulés : "Lire Castan avec
les outils pédagogiques du GFEN". Nous avons besoin d’un travail
pédagogique qui soit un travail politique. Nous avons besoin de nous
former. Même si, de ce point de vue, des avancées ont eu lieu en trente
ans. Par exemple, les écoles qui sont liées à des langues et des
cultures régionales comme Diwan pour la Bretagne, Calandrette pour le
Provençal, Ikachtola pour les Basques, et d’autres. Quelquefois
l’audience est très large, au pays Basque ou en Catalogne ; ailleurs
c’est beaucoup plus minoritaire, mais il n’empêche que ces écoles-là
créent des foyers culturels. Dans ce cadre, l’important c’est moins la
langue que la culture, alors que la langue et la culture ça marche
ensemble.
Mais quand même, la situation est lourde. Et pour que les gens se
prennent en main, du point de vue de leur culture, il faut qu’ils la
voient. ça ne suffit pas de se dire : j’habite là. Il faut qu’il y ait
une véritable bataille culturelle sur la conscientisation : "Qu’est-ce
que je fais là ? Qu’est-ce qui me gêne ? Cette aliénation que j’ai,
c’est de vivre là ? Alors que faudrait-il qu’il se passe ?" et les
réponses restent à inventer, à partir de ces questionnements.
Filigranes : Comment expliquer cette non
conscientisation : il y a culture, mais c’est comme si on ne le savait
pas…
MD :
Parce que c’était un enjeu de domination extrêmement important et ce
pour des raisons très prosaïques : il fallait bien que les bourgeois
parisiens aient des domestiques bretons, il fallait bien que les
Auvergnats s’occupent du charbon et du vin pour la région parisienne. A
partir de là, le mépris est le seul moyen pour que les choses soient
transformées. Ce mépris des cultures a par conséquent une origine
sociale et politique. C’est une oppression violente, car on a fait
intégrer aux gens dominés qu’ils se méprisent eux-mêmes. L’école de la
République a joué un rôle terrible, alors qu’elle souhaitait pourtant
sincèrement émanciper.
Les
dégâts
de l’imagerie populaire
M.D. :
Chez Bécassine par exemple, l’aspect terrible c’est le mépris. Bécassine
est un être primitif, ce n’est même pas une femme ! On ne sait même pas
ce que c’est!
Les grandes images, les grandes figures de l’oppression sont basées sur
le mépris. Le mépris est encore plus fort que les canons. On n’a pas
simplement essayé de tuer la Commune de Paris avec les canons. Oui, il y
a eu des fusillés, mais il y a eu des bourgeoises qui crevaient les yeux
des Communards avec leurs ombrelles, et c’est resté dans l’imagerie
populaire. Cela fait plus de dégâts qu’un coup de canon ! Les yeux
crevés d’Œdipe sont devenus la leçon pour ceux qui se révoltent. Toute
révolte a été ainsi assimilée à un inceste envers la Mère Patrie. Parler
autre chose que le français est devenu signe d’impureté. Penser
bourgeois français la seule possibilité d’être enfant pur de la France.
Les grandes imageries, qui sont à l’origine d’oppressions culturelles,
sont des oppressions de masse. Combien de fois dans ma carrière
d’enseignant, on m’a raconté le coup du sifflet ou le sabot qu’on
portait autour du cou parce qu’on avait parlé la langue régionale dans
tel ou tel l’endroit. Ce mépris a couru la France entière. Traces
profondes de l’enfance dont la violence empêche la raison de s’exercer à
l’âge adulte, et sur plusieurs générations.
Culture, imaginaire,
deux pôles en tension ?
Filigranes :
Si l’on admet que la création est liée à l’histoire d’un sujet, à
l’inconscient, à l’imaginaire, n’y a-t-il pas un risque à transformer
les questions de création en questions culturelles ?
MD :
Est-ce un danger ou un déplacement de ces questions ? En déplaçant les
questions de création, très proches du sujet et de sa zone privée, vers
le pôle social dans sa dimension culturelle, on va vers un humanisme,
vers la rencontre des êtres humains, vers le dialogue des singularités
et avec l’idée d’universel. L’inconscient semble un concept individuel
mais Freud a défini sa portée universelle. La base même de l’existence
humaine c’est le rapport aux autres, aux langages, à la vie collective.
Nous sommes de telles ou telles particularités, mais aussi membres de
l’humanité. Nos solitudes sont toujours peuplées d’êtres absents ou
proches, d’anciens, de comportements questionnants qui ne nous
appar-tiennent pas toujours. La création individuelle s’articule avec la
création collective. Nous sommes reliés.
Mais en même temps, ces liaisons fonctionnent souvent avec des
aveuglements de masse. Les cultures de France n’ont pas toujours été
conscientes de tout ce qu’elles faisaient. Il a bien fallu des
ethnologues pour comprendre le monde des cultures autres. Il a bien
fallu une pensée savante. Il y a eu des cultures de France qui ont
développé cette pensée savante. Les pensées religieuses ont parfois été
savantes, les Lumières, les Découvreurs, l’essor de la pensée technique
et scientifique ont permis de questionner les évidences. Mais chaque
culture savante développe aussi des aveuglements. On se trouve donc dans
une situation complexe, extrêmement intéressante : notre siècle a
absolument besoin de se comprendre ! Cet impensé qu’est le cadre
centralisateur du rapport de la culture à la création est un terrain
neuf : il faut en traquer les mécanismes, les stratégies d’acteurs, les
idées en affrontement. Mais c’est dommage qu’on ne soit pas encore assez
nombreux pour bien le voir.
Entre culture orale
et culture écrite
Filigranes : Dans ta création personnelle, tu
sembles plutôt du côté de l’impro poétique, du slam…
MD : Je
me suis engagé dans cette voie à la suite de la disparition d’un texte
que j’avais à lire. Un texte que j’ai perdu ou qu’on m’a fauché. Je ne
le savais pas par cœur, je n’ai pas eu le choix ! Je me suis mis à
improviser et cela a marché ! Sous l’angle du rapport à la trace, il y
avait perte. Peut-être l’ai-je fait exprès !
Cette perte de trace et mon expérience antérieure en écriture, mes
nombreuses animations d’ateliers aussi, m’ont permis de voir très vite
ce qui, dans la parole, était de l’ordre de l’écriture.
L’écriture est née de la parole, mais on peut dire aussi,
qu’aujourd’hui, c’est l’écriture qui fait naître la parole. Les choses
se sont renversées. Il y a là une rupture phénoménale. J’ai beaucoup
cherché autour de la part de l’écriture dans l’improvisation. Ceux qui
improvisent bien aujourd’hui sont ceux qui se sont autorisés à écrire et
qui ont eu ensuite l’audace de lâcher l’écriture. D’abord parce que la
pensée écrite est l’objet d’un travail. Elle met tout ce qui vient de
l’oral en situation d’exigence, de brassage. Et aussi parce qu’elle se
met elle-même à l’épreuve de l’autre. L’oral est plus le fait de ceux
qui savent bien écrire que de ceux qui savent bien parler. On ne voit
pas à quel point ceux qui parlent bien sont ceux qui écrivent. Ils sont
à fond dans la culture écrite contrairement à ce que l’on pense. C’est
moins vrai de la musique, sauf si on considère que celui qui ne sait pas
écrire la musique bénéficie de la proto-écriture constituée par son
travail musical énorme et mémorisé.
Filigranes :
Comment définir alors la culture écrite ?
MD :
L’ensemble des pensées humaines passe aujourd’hui beaucoup par l’écrit.
Je suis là du côté "l’écriture est un produit ordinaire de l’activité
humaine" et je pense à Barthes. Mais on pourrait aussi définir les
choses par ce qui est à côté. Culture écrite s’oppose à culture orale,
mais cette opposition a perdu la bataille. La culture orale pure
n’existe plus, elle est définitivement marquée par l’écrit. Aucune
personne, aucun peuple n’échappe à des choses qui sont écrites quelque
part : des lois économiques, de guerre, morales… La culture écrite
influence le monde entier. Elle influence aussi les autres formes de
pensée.
Lire et écrire influencent notre façon de penser le monde de manière
profonde, individuelle, dans ce que Vygotski appelle "la pensée
intériorisée". On regarde le monde, des images sont là, mais il y a
aussi des morceaux d’écriture, des choses écrites très courtes, des
prédicats. Autrement dit, la culture écrite est ce qui est en train de
dominer les formes de pensée. Y compris orale, y compris de la pensée
intériorisée.
C’est une construction rigoureuse lorsqu’elle s’empare d’un papier ou
d’un écran. Sa rigueur imprègne souvent la pensée orale. Mais c’est sous
une forme imprévisible et désordonnée qu’elle se conjugue à la pensée
intériorisée. On dit aujourd’hui que nous sommes dans le monde de
l’image. Ce n’est pas vrai. Il n’y a pas d’image sans écriture. On peut
danser, mais la chorégraphie et l’écriture ne sont pas loin l’une de
l’autre. On peut peindre mais cela fait très longtemps que les peintres
sont des personnes qui écrivent, mais ils ne savent pas qu’ils le font.
Faire des mathématiques ou de la musique, mais c’est écrire aussi. La
musique improvisée c’est aussi en référence à de la musique écrite.
Alors, quelle perte de ne pas écrire…
Finalement,
qu’est-ce qu’écrire ?
MD :
Ecrire, c’est se mettre à penser très lentement en revenant fortement
sur sa pensée, c’est se mettre à penser en étant tout seul mais en
peuplant cette solitude de grands
fantômes, de femmes inconnues,
d’enfants passés, d’autres pensées.
Ecrire, c’est engager avec les êtres humains une lente, très lente mise
en travail de ce que l’ensemble des êtres humains pourrait penser, s’ils
s’étaient mis à écrire. Une folie pourtant, à cause des histoires
singulières…
Ecrire, c’est une des formes exceptionnelles de la rencontre de l’autre
: elle est très travaillée et très différée. Ecrire c’est accepter de
penser autrement, et parfois, dans le poème, de voir avec surprise sa
pensée prendre forme devant soi.
L’atelier d’écriture est dans ce paradoxe de rapprocher ce moment de la
rencontre effective de l’autre avec la rencontre des grands fantômes
intérieurs. Et en rapprochant ce moment, il ment un peu parce que la
situation de l’écrivain, en dehors de l’atelier d’écriture, c’est
d’attendre longtemps le retour des critiques. Quelques fois, quand il
n’y en a pas, on reste avec les grands fantômes jusqu’à ce qu’ils
s’évanouissent et qu’on puisse faire avec d’autres un nouveau bouquin.
Cet entretien a été réalisé
par Odette et Michel Neumayer
en mai 2008

|
|
|