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Chemins de vie
et d'écriture

Entretien avec Pierre Rabhi
agro-écologiste et essayiste

 

"Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés et atterrés observaient, impuissants, le désastre. Seul, le petit colibri s’active, allant chercher quelques gouttes d’eau dans son bec pour les jeter sur le feu. Au bout d’un moment, le tatou, agacé par ses agissements dérisoires, lui dit : Colibri ! Tu n’es pas fou ? Tu crois que c’est avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ? Je le sais, répond le colibri, mais je fais ma part.

La part du colibri – L’espèce humaine face à son devenir Pierre Rabhi

  Filigranes

"Du Sahara aux Cévennes", quel long cheminement !

Pierre Rabhi : Oui, je suis de deux cultures. Né dans la culture musulmane du sud traditionnel de l’Algérie, je fus marqué par mon père, forgeron, musicien, poète, mineur aussi. Je fus confié assez jeune à un couple de Français, un ingénieur et une institutrice sans enfant, qui se sont chargés en quelque sorte de m’éduquer. Mon père était un homme soucieux de l’avenir et attentif à la modernité qui allait s’installer de plus en plus… Voilà comment les choses ont commencé, ont été amorcées…

Oasis en tous lieux

Filigranes : Vous avez créé un concept novateur : "Oasis en tous lieux", pouvez-vous en expliciter la naissance ?

Pierre Rabhi : J’étais très engagé déjà depuis longtemps. Adolescent, j’étais beaucoup plus préoccupé de questions sociales que de questions individuelles. Ce qui était très important pour moi c’était d’être dans le collectif : je me suis toujours perçu comme un être social et non pas comme individuel. Ce qui m’intéressait c’était de savoir quelle était ma place réelle dans la société. D’ailleurs très jeune, intuitivement, j’étais habité par des questions telles que : est-ce que, dès que nous arrivons au monde, nous ne sommes pas déterminés par un système auquel au fond, il faut s’adapter‚Äà?

À partir de là, je n’ai pas fait de grandes études. J’avais pris un chemin d’autodidacte. Puisque l’enseignement officiel ne répon-dait pas à mes questions, j’ai essayé de trouver mes propres réponses et ça m’a amené à beaucoup pratiquer la philosophie, la littérature, enfin toutes ces choses qui ne sont pas tellement utiles à la société d’aujourd’hui. Ce qui me passionnait, c’était le questionnement sur l’humain, sur l’avenir, sur le genre humain.

C’était l’époque où j’étais très catholique. J’avais lu Bloy, Bernanos, Henri Thoreau. Cela a préparé une forme de rébellion à l’égard du monde que je considérais comme une imposture : "liberté, égalité, fraternité, droits de l’homme", autant de belles proclamations qui n’avaient pas de réalité, qui n’étaient pas incarnées. Je travail- lais alors dans une entreprise assez importante de la région parisienne. J’ai découvert dans ce microcosme très représentatif du système social, un système pyramidal qui sélectionnait les êtres humains en fonction non pas de critères qualitatifs (la vertu ou la qualité humaine) mais la capacité à servir l’idéologie. Plus on a de savoirs pour servir le modèle, plus on est hiérarchiquement élevé. On peut être une fripouille ! Cette sélectivité de l’humain me choquait énormément. Elle posait des problèmes à l’éducation qui était elle-même pépinière dans laquelle on préparait cette hiérarchie sociale...

Je cherchais non pas l’égalité mais l’équité et surtout la reconnaissance de l’être humain comme valeur absolue, avant sa fonction. Que faire et comment ? Est-ce que je me maintiens dans cette société ou est-ce que je crée autre chose ? M’est venue l’idée de retourner à la terre pour y trouver un autre lieu, un autre espace.

Travailler à l’universalité, au décloisonnement

Filigranes : À cette époque, on expérimentait différentes alternatives…

Pierre Rabhi : J’avais le sentiment qu’il fallait travailler à l’universalité, au décloisonnement plutôt qu’au cloisonnement. Nous sommes allés en Ardèche. Pendant quelques temps, j’ai été ouvrier agricole pour ap-prendre l'agriculture. Je m’aper-cevais là aussi que les pratiques étaient très agressives : pour nourrir les hommes, on utilisait tant de poisons ! Il y avait comme une incompatibilité. C’est à ce moment-là que je découvre qu’on peut cultiver la terre en la respectant, en la régénérant, en l’améliorant. C’est comme ça que je suis devenu agrobiologiste. La culture bio a été pour moi une porte d’entrée vers l’écologie la plus large. Petit à petit, je suis devenu non pas seulement agriculteur biologique mais agroécologiste.

Filigranes : On parlait d’oasis en tout lieu ?

Pierre Rabhi : À partir du moment où ici nous avons réussi à démontrer qu’on peut prendre une terre aride et l’améliorer, qu’on peut avoir un modeste troupeau de chèvres et en vivre, et nourrir des enfants et créer une espèce d’oasis sur ce lieu pratiquement désertique, on est en permanence en questionnement sur la société et son évolution.

L’Occident est passé par une révolution industrielle qui lui a donné des moyens technologiques très importants. Il s’est érigé en un grand modèle, lequel s’est imposé comme modèle universel, avec les fractures que cela a créé entre les pays disposant de technologies et les pays n’en disposant pas. L’Occident a amorcé une évolution efficace grâce aux moyens dont il disposait, et il laissait pour compte les quatre cinquièmes du genre humain qui consommaient le cinquième des produits. Ceci n’est pas crédible. Il faut se préparer à une autre organisation sociale où l’idée de l’oasis peut entrer.

En 2002, j’ai insisté sur la nécessité du changement de paradigme compte tenu que le modèle n’est pas aménageable. S’acharner à amé-nager le modèle c’est le perpétuer, c’est lui donner la possibilité d’être encore plus destructeur. Les oasis en tous lieux impliquent d’aller aussi vers la modération, vers la simplicité de vie, vers la sobriété, la "sobriété heureuse" et en même temps créer du lien social.

Une écriture en dialogue avec les hommes

Filigranes : La vie est un grand passage sur la terre. L’écriture est-elle un outil dans ce passage ?

Pierre Rabhi : Oui, l’écriture... J’ai la chance d’écrire à peu près correctement. J’ai aussi la chance de la parole. Je suis aussi bien dans l’écriture que dans l’oralité. Ces choses-là, ou bien je les utilisais à des fins personnelles ou je les mettais au service des valeurs fondamentales liées au changement que je viens d’évoquer. L’écriture s’est révélée un outil très efficace pour être en dialogue avec mes semblables. Je ne pense pas que mon écriture soit péremptoire dans le sens où je ne suis pas en train d’asséner des vérités. Je cherche plutôt à susciter la réflexion de chacun.

Je suis dans une approche socratique. Si j’affirme une chose, ça ne passe pas simplement par la pensée, cela passe aussi par l’expérience vécue et les actions qui ont été mises en place pour vérifier que ces idées sont recevables.

Filigranes : Écrire, pour vous, est-ce un besoin ou une nécessité ? L’écriture change l’expérience de la vie ou est-ce l’inverse ?

Pierre Rabhi : L’écriture comme mode d’expression m’a intéressé depuis l’adolescence. Quand vous lisez beaucoup vous êtes incité à vouloir vous-même vous exprimer. Au début, on est un peu sous l’influence de ceux qu’on admire, on n’est pas encore dans sa maturité propre. J’ai commis quelques écritures autour de 19-20 ans.

Plus tard, quand nous avons décidé de ce retour à la terre, on s’est retrouvé dans un chantier, dans un lieu à construire, dans une maison à réparer. L’écriture n’était pas à l’ordre du jour. C’est seulement vers 42-43 ans que l’écriture m’a repris : comment réaliser l’état des lieux d’un passé fait d’ingrédients contradictoires ! Quand on est de deux cultures, on a le sentiment qu’on met dans une même marmite des choses qui ne sont pas forcément compatibles, Islam, Christianisme, la tradition, la modernité, etc. On se sent pris entre le marteau et l’enclume, dans une espèce de confusion.

Écrire Du Sahara aux Cévennes a été pour moi la façon d’amener de la clarté dans mon passé, de voir quels étaient les repères. C’est une crise intérieure qui a suscité l’écriture. Écrire fut pour moi une forme d’exorcisme. Ce livre était une sorte d’auto-biographie événementielle, lisible par tout le monde, mais il restait à écrire une autobiographie des profondeurs, de la subjectivité, de l’intériorité. Le gardien du feu a été ce livre qui m’a amené à parler de mon père.

En choisissant le roman, je libérais la parole et j’entrais dans quelque chose qui sous l’apparence de la fiction allait beaucoup plus loin. Entre temps, dans cette nébuleuse un peu compliquée, j’ai croisé Krisnamurti et ses écritures. Ce fut pour moi une grande révélation : il proposait de transcender nos appartenances pour aller vers l’universel. L’idée était la connais-sance de soi non à travers le prisme de quelqu’un mais par l’observation de soi-même. C’était une invitation de se libérer de ses appartenances, de son passé...

Urgence, implications

Filigranes : Vous avez beaucoup écrit, cela semble une chose facile pour vous...

Pierre Rabhi : L’écriture est pour moi à la fois une nécessité, un plaisir, un besoin. Cependant, l’écriture militante, au service des valeurs, prend beaucoup plus d’importance compte tenu de l’urgence et des implications. Alors que l’écriture de l’intime me laisserait toute liberté d’écrire tout ce que j’ai envie, sans le transposer dans quoi que ce soit.

Avec l’écriture militante, on entre dans le monde de l’argumentation et cela nécessite beaucoup de rigueur et d’attention. On ne peut pas dire n’importe quoi, il faut que ce soit recevable. Cela nécessite de s’informer. L’argumentation doit être aiguë, fouillée, soutenue. C’est un véritable travail. Mais cette écriture qui veut contribuer à l’évolution demande aussi l’ins-piration.

J’essaie qu’il y ait parfois une fibre poétique, même dans ce qui est de l’ordre de la rigueur. C’est ma façon à moi de concevoir la vie, d’être en résonance avec quelque chose qui est d’un autre ordre. Évidemment, quand je parle des OGM, je parle avec force et conviction, mais il y a des thèmes où l’on est soi-même dans son propre doute et dans sa propre incertitude.

Le registre commun

Filigranes : La poésie est toujours présente même dans les articles les plus ardus ou les plus militants…

Pierre Rabhi : Les deux me nourrissent. L’écriture militante fait partie de ce qui m’est nécessaire dans mon engagement humain, social, auprès de mes semblables. En ce qui concerne l’intime, ce que je partage avec les autres a plus trait à moi-même en tant que tel. S’il y a résonance, cela veut dire qu’on est dans un registre commun, celui de notre humanité, de nos ressentis, de nos limites, de notre humilité. C’est un peu aussi une espèce de compassion, un rapport à l’autre à partir de soi. La poésie qui m’intéresse, c’est celle qui est implicite et non pas celle qui se veut poétique. La poétique n’est pas un genre. J’aimerais que la beauté soit dans la vie, et non pas d’un côté la beauté, de l’autre côté la vie. De même, la poésie doit être dans la vie : elle est la trame et la chaîne tissées de la vie. Toute la vie doit être poétique. C’est à partir du moment où on a prétendu faire de la beauté qu’on a fait de la laideur.

Tout est dans l’incarnation

Pierre Rabhi : Oui, dans l’incarnation et la non fragmentation. On a tellement fragmenté les choses ! C’est là une donnée très préoc-cupante du genre humain. Quand, de l’espace, on observe la planète terre, elle est une et indivisible. Quand on l’observe sur une mappemonde, elle est fragmentée par les êtres humains en pays, en frontières.

Chaque fragment devient une enclave et quand on veut se protéger, on s’enferme, on ne se libère pas. Cela justifie les armements. C’est infantile de prétendre que c’est par la fragmentation qu’on crée la sécurité. On crée en réalité de l’insécurité. Il en va de même avec le corps humain. La physique quantique notamment redécouvre qu’il faut réhabiliter l’unité. Je crois que l’avenir est dans une humanisation globale, une planète unifiée avec un genre humain unifié, sinon il n’y a pas d’avenir.

Paradoxe

Filigranes : Quel avenir voyez-vous à notre société humaine ?

Pierre Rabhi : L’être humain est doté d’entendement, je ne dirais pas d’intelligence. Au départ, c’est quelqu’un qui a de l’entendement et de la conscience : il est conscient de lui, de la vie, qu’il va mourir. Il est celui qui peut décider de sortir des règles globales de la création qui sont pour la plupart programmées. Mais l’humanité a évolué et pas forcément dans le bon sens. La pensée étant une des composantes de l’être humain, il envisage le passé, le présent et le futur et a produit un outil spéculatif intéressant mais un outil d’angoisse aussi : savoir que je vais mourir n’est pas rassurant…

Les idées des hommes sont déterminées par ce registre de l’angoisse. Elles naissent, se développent, se propagent. Tout un monde de connaissances et de spéculations a vu le jour. Nous sommes devenus très performants et très pointus dans bien des disciplines, mais cette performance ne donne pas un système intelligent. Nous créons stupidement des outils qui se retournent contre nous. Nous nous sommes arrangés scientifiquement avec nos connaissances, nos idées, notre technologie. Nous n’avons rien trouvé de mieux à faire d’une planète, paradis de beauté, qu’une planète de souffrance, de mutinerie permanente, d’égorgements et de destruction. Le seul être humain qui soit intelligent est celui qui révèle l’intelligence universelle.

Filigranes : Avez-vous un regard positif sur l’avenir des hommes ?

Pierre Rabhi : Je ne suis ni optimiste ni pessimiste. Il y a des faits et des réalités, des causes et des effets. L’humanité a cru qu’elle pouvait transgresser impunément. Elle est en train de se rendre compte qu’il y a un principe de réalité : tu as transgressé, tu paies, voilà ! Ce sont des lois incontournables. C’est pourquoi nous sommes installés dans une situation difficile.

Pourquoi continuer à se battre ?

Pierre Rabhi : Pas simplement pour essayer que l’on s’en sorte, mais parce que je ne veux pas me déconnecter de cette intelligence et de cette beauté de l’univers. Même la petite fourmi de rien du tout, quand elle dit "non", elle dit "non". Elle est insignifiante, mais elle pose au moins un acte de liberté. J’ai intégré totalement deux hypothèses. La première est que l’humanité, de transgression en transgression, est en train de s’expulser du principe qui l’a faite advenir. Ce principe lui, continuera, je n’ai pas de souci pour la planète.

On pourra commettre toutes les exactions qu’on voudra, on sait très bien que la planète Terre a subi de multiples extinctions, des catas-trophes encore beaucoup plus violentes que celles qu’on lui fait subir actuellement. Je suis persuadé qu’elle peut reconstituer des espèces. Si l’homme s’absente, elle reconstruira. Il y a du monde bactérien, il y a des puissances partout, je ne me fais pas de souci du tout pour la planète. Pour l’être humain, en revanche, on peut s’inquiéter : il participe à son extinction.

L’autre hypothèse serait qu’il y ait une élévation de la conscience et finalement que des grandes décisions planétaires soient prises. Par exemple, à quoi servent les armements ? Pourquoi continuer à vendre des Rafales ? On a la possibilité de détruire 30 planètes. Cette vision relève de la lucidité et de l’intelligence !

Ce que l’on consacre à la mort et à la destruction, on décide de le consacrer à la construction et je pense qu’on peut faire de merveilleuses choses. On va éduquer les enfants autrement, pas sur la compétitivité, mais sur la complémentarité, sur la solidarité. On va rétablir le féminin dans son rôle parce que la subordination de la femme est insupportable : la moitié du genre humain ne peut pas être subordonnée à l’autre moitié, d’autant plus que ce sont deux principes complémentaires abso-lument nécessaires à l’équilibre de notre histoire.

Si l’on parlait non plus de sexes opposés mais de sexes complémentaires, ça travaillerait autrement dans la psyché ! On va faire de la sobriété, de la simplicité un art de vivre. On ne peut pas demander toujours plus à notre planète, être insatiable et sans limites. Notre insatiabilité est organisée en système économique entraînant frustration et consom-mation permanente. On dit que c’est de "l’économie" ! Si on entrait dans un véritable processus d’économie, personne ne manque-rait du nécessaire. Notre boulimie est l’injustice fondamentale ! Voilà. Toutes ces choses-là peuvent nous aider à construire un monde différent.

Connaître les saisons

Filigranes : Nous ferez-vous un jour un autre cadeau comme Le gardien du feu ?

Pierre Rabhi : Mon métier de paysan m’a appris que les choses adviennent quand c’est la saison...

 

Cet entretien a été réalisé
par Christiane Rambaud et Claude Ollive.
Décembre 2007 - Janvier 2008

 

Outre de nombreuses préfaces et postfaces,
Pierre Rhabi a publié :

- L’homme entre terre et ciel : nature, écologie et spiritualité, Jean-Marie Pelt, Pierre Rabhi, Nicolas Hulot... [et al.] Jouvence éd., Genève. 2007

- Graines de possibles : regards croisés sur l’écologie. Entretien avec Nicolas Hulot, Calman-Lévy, 2002, rééd. Livre de poche, 2006

- La part du colibri : l’espèce humaine face à son devenir. La Tour-d’Aigues. Editions de l’Aube, 2006.

- Conscience et environnement : la symphonie de la vie. Le relié, 2006.

-L’offrande au crépuscule : témoignage. L’Harmattan, 2001

- Le recours à la terre 1995. Ed. Terre du ciel, Lyon, 1999

- Parole de terre : une initiation africaine. 1996. Albin Michel, 1996.

- Du Sahara aux Cévennes ou la Reconquête du songe. 1983. Repris par Albin Michel, 1995.

- Le gardien du feu, Editions de Candide, 1988. Pour en savoir plus, on consultera le site http://www.pierrerabhi.org/blog