Filigranes : Commençons par la fin. Vous
arrivez au terme d'un projet de cinq ans et demi.
Karyne Wattiaux : Oui, c'est une boucle
qui se referme sur une suite de petits projets qui n’en
forment qu’un : mettre en œuvre des projets collectifs tout en
permettant à chacun d’expérimenter et d’acquérir des savoir
faire tant artistiques que solidaires. Au début du projet, nous ne
savions pas que nous étions au commencement d’aventures multiples
qui nous conduiraient jusqu’à aujourd’hui. Durant toutes ces
années, nous nous sommes arrêtés tous les trois à six mois. C’est
lors de ces bilans qu’ensemble, nous décidions de poursuivre ou pas
et si oui sur quelles bases de travail. Ces moments permettent à
chacun de se repositionner par rapport à ce qu'il a produit, ce qui a
eu lieu. De repartir vers d'autres possibles décidés ensemble.
Ce petit peuple de
l'utopie
qui gravite autour du projet
Filigranes : Qui participe à ce groupe ?
Karyne Wattiaux: Il y a d'abord des
participants, des "auteurs". Nous les nommons ainsi car,
arrivés au terme du projet, leur travail est édité. Il y a ensuite
"les intervenants", des écrivains, Mariska qui est
plasticienne et moi-même. Revenons aux "auteurs" : ce sont
d'une part des gens lettrés, certains avaient déjà à leur acquis
quelques recherches personnelles en écriture ou en arts plastiques
mais c’est plutôt l’exception. La plupart des lettrés sont venus
par le bouche à oreille, simplement curieux d’essayer quelque chose
qu’ils n’avaient jamais fait. Et puis, des illettrés, qui au
début avaient d’énormes difficultés pour écrire.
Filigranes : Ils ne sont pas venus tout
seuls !!!
Karyne Wattiaux: Les illettrés sont venus
parce qu’ils avaient goûté à l’écriture lors d’ateliers que
j’animais dans un centre d’alphabétisation. Et notre invitation
aux premiers ateliers déposée dans les petits commerces du quartier
précisait que c’était gratuit, sans obligation de maîtriser
l'orthographe, d'avoir des idées, des choses à écrire.
Aux lettrés qui se sont présentés, nous avons
immédiatement précisé qu'ils travailleraient avec des illettrés et
réciproquement. Pour un illettré, rencontrer des gens qui ont tout
un passé par rapport à la chose écrite, c'est à haut risque. Aux
lettrés je disais : attention vous serez dans un atelier et pas
dans un salon, vous n'aurez pas le temps de discuter de leurs œuvres
avec les écrivains. Certaines personnes lettrées me disaient, oh
mais vous savez, je ne suis pas « lettrée », je lis et j’écris
sans plus. Bref, j'attirais toujours l'attention sur les difficultés
que les uns et les autres allaient rencontrer. Chaque personne -
intervenants inclus - a vite compris qu'elle ne serait pas dans un
ronron quotidien, qu'elle serait confrontée, d'une manière ou d'une
autre à de l'extra-ordinaire, à de l'altérité. Toutes
reconnaissent d'ailleurs aujourd'hui que c'est bien ce qui s'est
passé.
L'enchantement ou l'utopie de nos mercredis soir,
c'est que ces personnes - une douzaine - qui habitent un même
quartier de Bruxelles et qui ne s’étaient jamais rencontrées
auparavant, travaillent ensemble dans la durée. Même celles qui,
pour différentes raisons, ont quitté le projet, repassent et
demandent des nouvelles. Elles font partie de ce petit peuple de
l'utopie qui gravite autour du projet, chose que nous n'imagions pas
au début. Ces gens viennent parce que le désir d’écrire, de
produire des arts plastiques et de mener à bien un projet est plus
fort que la fatigue, le mauvais temps ou les obligations. Nous avons
réussi à défendre la gratuité pour tous et à être en grande
partie subsidiés. Nous ne voulions pas que l’argent empêche
certains de venir et en obligent d’autres au nom du "j’ai
payé alors, je dois y aller". Simplement, les personnes
désirent venir et savent qu’il est important que chacun soit là.
Filigranes : Combien de personnes
avez-vous touchées depuis le début ?
Karyne Wattiaux: Tous participants
cumulés, nous arrivons à une trentaine de personnes de 18 à 76 ans
! C'est donc aussi un mélange intergénérationnel !
Dialoguer dans la
durée,
entre écriture et arts plastiques
Filigranes : Une boucle se
referme donc, celle d'un parcours de cinq ans qui culminent dans la
publication d'une dizaine de livres signés… Comment en arrive-t-on
là ?
Mariska Forrest : Dans un tel projet on ne
démarre pas en disant : "Tiens on va faire une collection de
livres !". On y arrive après des années de travail. Voilà donc
quatre ans que nous explorons ensemble ce quartier qui nous est
commun. Il s'agit de Saint-Gilles, une des dix-neuf communes de la
région de Bruxelles, peuplée à 50% de personnes d'origine
étrangère. Le hasard fait que pas mal d'intervenants, Karyne,
Chantal Myttenaere (Ecrivaine bruxelloise. Parmi ces derniers livres
parus : Le voyage en cargo – Carnet de bord, Éditions Luc
Pire, Bruxelles 2001.) et moi sommes aussi Saint-Gilloises.
Karyne Wattiaux :
Quatre
ans pour arpenter les rues, les places, les différents lieux de St
Gilles dans l'écriture et dans les arts plastiques. Avec des
consignes où les deux disciplines permettent de creuser les mêmes
choses, de différencier les approches mais aussi de les confronter.
Filigranes : Donnez-nous des
exemples.
Karyne Wattiaux : Je pense à un travail
autour du carrefour. Il s'agissait d'aller par groupes de quatre à un
même carrefour. Chaque groupe se place d'un côté. Dans chaque
groupe, l'un, les mains en œillère regarde et dicte à un autre tout
ce qu'il voit, le scripteur. Le troisième note tout ce qu’il entend
et sent. Le dernier note toutes les couleurs présentes. Puis les
quatre se retrouvent, écrivent "leur carrefour". Enfin les
différents petits groupes - douze personnes - se rejoignent
pour écrire "le carrefour commun".
La semaine suivante, des plans de Saint-Gilles
photocopiés et agrandis sont le départ d’un atelier. Il s’agit d’inscrire
des personnages dans le plan à l’encre de Chine. Chaque personnage
doit toucher au moins trois rues différentes.
La rencontre (1)
Filigranes : Pourquoi avoir introduit les
arts plastiques dans ce projet d'écriture ? Comment l'avez-vous fait
?
Karyne Wattiaux: Reprenons l'histoire
depuis les origines. Au début, en 98, des écrivains tels qu'Eugène
Savitzkaya (Dernière parution en date : Exquise Louise, Les
éditions de minuit, Paris, 2003), Laurence Vielle (Parmi ces derniers
livres, Dame en Fragments, Edition Pierre d’alun, Bruxelles,
2003) et Chantal Myttenaere ont participé à ce projet. Ils
intervenaient l'un après l'autre, jamais ensemble. Au bout de douze
semaines, nous nous sommes rendu compte qu'il y avait déjà là
matière à une présentation extérieure. Mais quoi et comment ?
Comme nous travaillions sur la cartographie des quartiers, l'idée est
venue de replacer nos écrits dans l'espace public. Au mois de janvier
99, nous sommes sortis dans Saint-Gilles et avons commencé à placer
des phrases dans l'espace public, comme on pouvait. Nous avions des
yeux brillants parce que c'était la nuit et nous étions rentrés
tout éblouis par ce que nous venions de faire. Les pancartes sont
restées un certain temps. Elles étaient plastifiées car en Belgique
il pleut pas mal, mais dès le mercredi suivant, au moment du bilan,
il apparaissait qu'au niveau esthétique "ça péchait". Je
me suis mise en recherche d'un(e) plasticien(ne) qui partagerait nos
objectifs, souhaiterait créer et animer des ateliers avec d’autres
et oserait se lancer dans l’aventure.
Mariska Forrest
: À ce moment-là, bien qu'habitant à cinq minutes l'une de l'autre,
nous ne nous connaissions pas du tout. Je travaille depuis plus de
vingt ans dans des centres d'expression et de créativité avec des
publics variés, mais j'ai toujours été attirée par les publics en
marge, éloignés de l'esthétique dominante, même si je ne rejette
pas l'histoire de l'art, bien au contraire. Elle existe et ce n'est
pas uniquement une affaire de bourgeois. Mais l'art brut, l'art
différencié et l’art populaire sont aussi des choses qui font
partie de notre monde. Quand Karynem'a sollicitée, j'avais peur de ne
pas être à la hauteur car je n'avais jamais travaillé sur un temps
long avec des adultes, si ce n'est un peu en ex-Yougoslavie, en
hôpital psychiatrique et en prison et surtout, je n’avais jamais
travaillé avec des écrivains. Quand Karyne dit qu'on peut aller vers
l'écriture sans orthographe, sans l'obligation de faire du beau
français, qu’il suffit d’oser y aller et de faire avec ce qui
vient, je m’y retrouve. Moi aussi, j'entends souvent les adultes
dire "je ne veux pas dessiner" et "je ne sais pas
dessiner et d'ailleurs, j'ai toujours eu zéro". Je leur dis :
"Oui, tu peux et il suffit de commencer à jouer, à se salir les
mains…
Filigranes : Parlons de ces
lieux…
Mariska Forrest : Ce sont des territoires
en marge. Ils sortent du quotidien. L'HP, un endroit très dur et
très fermé, tout le monde peut s'y retrouver du jour au lendemain.
Le camp de réfugiés est lui aussi fermé et très violent. Quant à
la prison, c'est ce qu'il y a de pire dans tout ce que j'ai vu… En
matière de création, ce n'est pas un hasard si je n'enseigne pas
dans une école ou une académie. Il y a un enjeu politique dans la
création. Créer ou partager une passion, dans des endroits de cette
sorte, avec des personnes en situation extrême, donne une tout autre
dimension aux actes. Une parole différente s'y exprime, bien
différente de ce qu'on rencontre ailleurs. On y est très ébranlé,
on y a une place particulière. Après avoir passé six mois dans les
camps de l'ex-Yougoslavie sur une période d'un an et demi, après
avoir dans la foulée travaillé un an sur l'écriture de cette
expérience (Un pays qui ne s’appelle plus, Edition des
Ateliers de la Banane, Bruxelles, 1997), je prenais ma revanche, moi,
qui avais toujours dit : "l'écriture, ce n'est pas mon domaine,
je suis peintre et c'est très bien". Découvrir à quarante et
un an que ce qui est écrit n'est pas forcément "vrai" mais
qu'en même temps "c'est vrai", et puis toutes ces
expériences dans l’atelier, tout cela m’a transformée et a
transformé mon rapport à l'écriture sans que je sois devenue pour
autant écrivain.
La rencontre (2)
Karyne Wattiaux : Nous n'étions pas une
bande d'amis. Nos chemins se sont croisés parce que je recherchais
des écrivains et des plasticiens pour mettre en œuvre un projet
auquel je tenais et croyais. Je voulais concrétiser un
rêve : que des habitants (lettrés et illettrés) d’un
même quartier expérimentent l’écriture, les arts plastiques tout
en construisant ensemble un projet. Mes expériences précédentes
avec des groupes hétérogènes et des écrivains me soufflaient à l’oreille,
que c’était risqué mais possible. Je voulais tenter cette
aventure. J’y ai réfléchi, j’ai noté mes intentions et puis, j’ai
trouvé des artistes qui voulaient tenter de travailler ensemble pour
réaliser ce qui était complètement utopique : mélanger des
publics, apprendre collectivement par la pratique, l’échange et la
confrontation, élaborer au fur et à mesure un projet commun qui, d’une
manière ou d’une autre, serait monté à l’extérieur. Dans ce
projet, je voulais qu’à un moment donné, les décisions soient
vraiment prises en commun, que lors des moments de décisions
collectives, il n’y ait plus de différences entre les participants
et les intervenants, qu’à un moment donné, nous oeuvrions vraiment
ensemble à une même chose. Les habitants du quartier qui sont venus
savaient tout cela aussi mais je pense que durant toute ces années, j’ai
tout fait pour qu’un jour nous puissions dire ensemble :
"On y est arrivé, on a prouvé que c'était possible de
construire et de réaliser un projet collectif où chacun œuvre à la
réussite de tous". Tous les artistes voulaient aussi arriver à
cela. Je pense que c’est ce vouloir-là et notre croyance
inébranlable dans les capacités de création, de réflexion, de
questionnement de tout être humain qui ont fait que l’utopie s'est
peu à peu concrétisée. Autant les écrivains et la plasticienne
avaient à relever le défi du "tous capables d’aller jusqu’au
bout d’un processus de création", autant moi j’avais à
garder le cap de l’œuvre commune et de la co-construction, des co-décisions,
de la coopération.
Individuel,
collectif
Karyne Wattiaux : Nous ne savions pas
comment faire co-exister les dimensions collective et individuelle. Je
me souviens de moments très durs avec chacun des intervenants à ce
sujet, mais tous avaient, d'une manière ou d'une autre, déjà mené
dans leur vie des projets collectifs, comme toi Mariska mais chacun
dans son univers.
C'est là un aspect
important de la question politique. Et quand je dis
"collectif", je pense aux heures de discussion, de
négociation avec tous. Je ne connaissais pas Mariska sous cet angle
au départ. Je ne cherchais pas non plus une plasticienne qui allait
nous dire comment faire de belles affiches. Je voulais une personne
qui dise oui à quelque chose qui n'était pas atteint et que nous
voulions atteindre : "faire de l'écriture, des arts plastiques
et du projet un bien partagé". Voilà le risque. Tous ceux qui
sont venus ont pris leur place dans le projet et l'ont bien prise.
Nous avons créé tous les ateliers ensemble dans la confiance et le
respect réciproques. L'arrivée de Mariska, c'est un torrent qui est
entré dans l'affaire.
Mariska a pris nos personnages en gestation et a
proposé un travail en trois dimensions. Écriture et arts plastiques
se sont nourris et entrechoqués aussi. Au-delà des frictions
évidentes entre la position de l'écriture et la position des arts
plastiques, je maintenais ma position à moi : je veux du collectif !
Pour les participants les choses devenaient plus complexes et
nécessitaient plus de temps, mais tout se cristallisait. Une force
nouvelle nous habitait !
La prise de risque
comme question centrale
Karyne Wattiaux :
La prise de risque acceptée et comprise c'est bien la question
centrale. Depuis le début, chaque atelier demandait, par le biais de
consignes, d’oser, d’essayer, de partager, de confronter sans
savoir à l’avance où tout cela mènerait. Voilà une première
forme de prise de risque. Puis, à un moment donné, on passe de l’audace
individuelle au défi collectif. Ce passage est possible d’une part
parce que chacun sait pour l’avoir déjà expérimenté à plusieurs
reprises que le "vouloir y arriver" est un puissant moteur
dans le processus de création ; d’autre part, il y a une véritable
solidarité à la fois rassurante et exigeante. Une solidarité qui
pousse chacun vers plus parce qu’il y a un cadre et un projet commun
auxquels tous adhèrent.
Un premier essai de couverture et de quelques
pages donnent l’envie de continuer. Des livrets s’élaborent petit
à petit, juste pour aller au bout de ce qui est commencé. Et puis,
en les regardant ensemble, on ose rêver à l’édition. On en parle,
on cherche des possibilités. Un heureux hasard nous amène un
éditeur potentiel. Le rêve devient réalité, on n'en revient pas.
Et voilà que l'on prend de nouveaux risques. Quel risque ? De
s'engager, de découvrir que jamais on avait envisagé que tout cela
allait nous demander tellement plus d'implication, de temps, d’énergie…
Et puis, hop, le co-éditeur nous annonce qu’il
est d’accord pour investir si les dix livres sortent en mai 2004. A
ce moment-là, on se rend compte qu’il y a encore beaucoup de
travail, que les productions ne sont "pas justes", au sens
où éditer cela signifie qu'il faut que ça tienne dix, voire vingt
ans ! Le défi devient : Quand je retrouverai mon livre
et que je serai devenu un vieux monsieur ou une vieille dame, il
faudra que j'en sois encore fièr(e). L'enjeu est posé à long
terme et non pour soi tout seul, dans l'instant.
Dedans / dehors
Mariska Forrest:
À plusieurs reprises nous avons pris le risque de montrer nos
productions à l’extérieur. A chaque fois, le défi était de
pousser le processus de création le plus loin possible, de passer du
laboratoire interne au retravail pour rendre les productions visibles
par des publications, des expositions. Dans le quartier, chaque auteur
avait contacté un de ses voisins de rue et avait fait son portrait en
écriture et en arts plastiques. Quand je dis "portrait", ce
n'est pas du visage qu'il s'agit, mais de ce qui, suite à la
rencontre, l'avait touché chez cette personne. Sans entrer dans le
privé évidemment.
Le groupe avait eu envie aussi de s'éloigner du
quartier, de la commune et de se retrouver dans un contexte tout
autre. En septembre 2003, nous nous sommes déplacés dans un petit
village en Ardennes pour un week-end passé à récolter des traces
sous forme d'ardoise, d'objets qu'on pouvait ramasser, mais aussi de
croquis. Des traces écrites bien sûr. Beaucoup d'écrits. On a
repris les consignes du carrefour devant un champ, un chemin, un
arbre. L’atelier devait normalement se terminer en décembre 2003,
la question de l'utilisation de toutes ces traces a pesé de tout son
poids dans l'idée de réaliser une couverture, une affiche, quelque
chose qui combinerait l'écrit et les arts plastiques. Sans qu'il
s'agisse d'un produit forcément fini. Plutôt quelque chose d'assez
simple qui serait fait en deux ou trois mois.
Signer, publier...
Filigranes : Publier, n'est-ce pas une
idée de "lettré" ? Comment proposez-vous au public de
Saint-Gilles de se lancer dans cette aventure ? Comment le public
réagit-il ?
Mariska Forrest
: En réalité, voilà des années que je tourne autour du livre, de
l'objet livre et de l'image. Dans ma vie, j'ai frôlé l'écrit, je
l'ai un peu apprivoisé mais encore très peu. Je tourne autour
notamment dans le cadre professionnel, en animation avec des enfants
ou non. J'ai aussi fait une formation de cadre culturel. Au départ,
je ne savais pas très bien pourquoi. Mais l'idée me taraudait :
pourquoi ne pas faire les choses de telle sorte qu'il y ait encore
plus de visibilité externe.
Par ailleurs, une des demandes des auteurs était
aussi de "pousser quelque chose à titre personnel" tout en
gardant un cadre de travail collectif. Voilà comment nous sommes
arrivés à l'idée que chacun signe ce qu'il a fait. Jusque-là, les
publications et les expositions étaient signées collectivement.
Chacun de nous savait certes qui avait fait quoi mais vis à vis de
l'extérieur cela restait collectif. Cette fois, les dix livres
forment une collection, l'enjeu devient : Comment créer
collectivement des livres individuels ?
L'atelier,
un dispositif réglé
Filigranes : Être "perso" sans
l'être trop ? Comment aborder la question de la limite ? Comment
mettre en avant la dimension personnelle sans que cela tourne au
dévoilement ? Comment travailler le respect de la personne, le
droit à la pudeur ?
Karyne Wattiaux : C'est lié aux règles
qui fonctionnent dans l'atelier et qui sont précisées dès le
commencement. Il y en a quatre. Elles valent pour les arts plastiques
comme pour l'écriture :
-
Pour l'écriture, on se moque de l'orthographe ; pour
les arts plastiques, on se moque de savoir si ce que l'on fait
ressemble à la réalité. Argument : la photo existe, nous ne sommes
plus dans la reproduction de la réalité ; ce n'est pas la
ressemblance qui est recherchée. Pour autant, on ne fait pas que de
l'abstrait.
-
Tout ce qui est écrit est lu. Mais dans le même temps,
personne n'ira jamais voir chez l'autre s'il a vraiment tout lu. Tout
ce qui est produit plastiquement est montré, mais là non plus
personne n'ira vérifier si…
-
Les productions, les échanges, tout reste interne au
groupe aussi longtemps que celui-ci n'a pas décidé à l'unanimité
que cela sortira vers l'extérieur.
-
Il est interdit de poser des questions aux auteurs au
sujet de leur production du style "Ah ! Tu as
vraiment vécu cela ?"
Ces règles, nous en sommes garants avec humour.
Elles permettent à chacun de travailler dans un cadre où tout est
considéré comme fiction. Elles facilitent un vrai travail sur les
textes et les productions plastiques, par le biais notamment des
relances qui portent bien sur la chose produite et non sur la
personne. Cela suppose qu'on ait des discussions sur ces points. C'est
mon rôle d'être garante de cette déontologie et de la rappeler dès
que le risque de franchissement de limite se profile. Dire que nous
sommes engagés dans un travail artistique et non dans un travail de
type thérapeutique. Aborder cela avec tous les publics permet une
vraie liberté d'écriture et de création.
Et la technique ?
Mariska Forrest
: La particularité d'un atelier mené dans la durée, c'est qu'à
propos des matériaux – le fusain par exemple - on prend le temps
d'en explorer toutes les possibilités. A force d'expérimenter, on
finit par être en capacité de choisir ce qui nous convient mieux
(une plume en métal pour les uns, une plume en bambou pour les
autres). Mais il faut d'abord avoir expérimenté qu'on ne fait pas la
même chose avec l'un et avec l'autre matériau. Il faut s'être
nourri sans cesse de reproductions, de peintures anciennes et
contemporaines, de ce qui nous entoure. Le bousculement de l’atelier,
au début quand je suis arrivée, c'est aussi que les arts plastiques,
c'est sale, ça bouge. La dimension physique est forte. Au fur et à
mesure on expérimente des supports, des outils, la peinture à l'œuf,
à l'huile, etc. Le rapport aux matériaux est très physique, dans
l'écriture il est beaucoup plus intime.
Filigranes : Quelle place faites-vous à
l'enseignement de techniques et aux "modèles" ?
Karyne Wattiaux: On ne fait pas "à
la manière de", mais on va voir comment les autres se sont
débrouillés en arts ancien et contemporain pour faire des marchés
par exemple On ne montre pas des modèles mais les personnes se
mettent en recherche dans les livres quand elles se sentent bloquées.
C'est là que Mariska propose d'aller voir dans la quantité
impressionnante de livres que contient sa bibliothèque puisque nous
travaillons dans son atelier personnel. ("Un atelier qui
fonctionne dans des configurations différentes : quand il est perso
il est perso, quand il est collectif on ne voit pas ce que je fais par
ailleurs.", précise Mariska). Des discussions ont lieu sur la
manière de montrer un marché : regarde-t-on le marché d'en haut,
d'en bas, de côté ? On découvre la notion de point de vue :
choisir un angle d'attaque, en mélanger plusieurs.
Une question
de transversalité
Filigranes : Des ateliers construits sur
des problématiques transversales ? Un espace de travail unique ou
deux espaces séparés, écriture d’un côté, arts plastiques de
l'autre ?
Karyne Wattiaux: Trois heures d'ateliers,
c'est trois heures de travail collectif, en plus de ce que chacun fait
à titre individuel entre temps. Il y a des thématiques communes à
explorer. Il n'y a pas de programme préétabli au sens où on
prépare l’atelier suivant à partir de l’atelier précédent.
Mariska Forrest : Il y a toujours des
consignes communes et un grand espace de liberté. Les choses se
mélangent. Par exemple : "définir la commune autour de trois
mots ou trois espaces" nous donne : "plein",
"vide", "rencontre".
Karyne Wattiaux: Donc un temps très
important de discussion, de production diverses. Puis l'idée de
produire collectivement un triptyque avec la toile comme support,
l'acrylique, les fusains et les pastels comme matériaux, ces derniers
venant souvent après, pour apporter des détails. L'intérêt du
triptyque, c'est qu'il y a un avant, un pendant, un après ; une
gauche, une droite, un centre… Que mettre au milieu ? Une idée
qui nous a conduit à chercher dans l'histoire de la peinture comment
d'autres ont fait. Puis peut-être envisager des polyptyques de grande
taille : 1,5m sur 2m ou plus. Le groupe circule, travaille dans un
espace suffisamment grand. Il peut se diviser aussi. Certains étaient
plus à l'aise dans le rendu de fruits, légumes et personnages,
explorant l'idée du "plein" par le marché ; d'autres plus
portés à travailler "le vide", à partir de la partie plus
haute de la commune, de ses rues plus sombres, ceci au fusain
mélangé à la peinture dans des tons brique. Quant à "la
rencontre", c'étaient les cafés, vus de l'extérieur, des
séries de personnages.
Créer
ou faire créer ?
Filigranes : Quelle relation entre votre
travail personnel de création et ce projet ?
Mariska Forrest : Animer et produire à
titre personnel n'est pas contradictoire. C'est une affaire
d'équilibre. Certes, j'ai dépassé le point d'équilibre et je suis
actuellement davantage sur l'animation. J'ai sorti de ma tête l'idée
d'être peintre. Elle ne me préoccupe plus pour le moment. Il fut un
temps où je voulais me confronter au milieu de l'art, à la question
"qu'est-ce qu'être marchand ?". Je crois que je ne
suis pas faite pour cela et ce que je mets en place dans ma vie ne va
pas dans ce sens. Si le projet m'a pompé toute mon énergie, il
n'empêche que mon prochain travail personnel, ce sera un livre
combinant écriture et arts plastiques.
Karyne Wattiaux: Ce constat de Mariska
vaut pour tous les intervenants ! La participation à un projet
collectif arrête d'une certaine manière, pour un temps plus ou moins
long, les projets plus personnels. Si le projet fait arrêt, il fait
aussi nourriture. Veronica Mabardi (Maisons d’enfance, Ed.
Luce Wilquin, Bruxelles, 2OO3) a traité des problématiques en
atelier qui ont ensuite nourri sa propre écriture. Elle avoue
elle-même qu'elle ne pensait pas à cela avant.
Rendre visible
(suite)
Filigranes : Quand allez-vous écrire un
livre sur ce projet qui dure depuis cinq ans ?
Karyne Wattiaux: Il y a des articles, une
courte présentation de l’expérience qui est en train de s’écrire
à la demande du Ministère de la Communauté Française - Secteur de
la Culture et des Centres d’expression et de Créativité - , elle
sortira en même temps que la collection. Mais, un livre, c’est
encore autre chose…
Filigranes : Comment abordez-vous le
"savoir parler du projet", savoir le présenter et
l'argumenter ?
Karyne Wattiaux: Je n’ai jamais rien
écrit ou envoyé aux pouvoirs subsidiants uniquement pour avoir de
l'argent. Ma logique a toujours été : si on fait des bilans, c'est
ensemble, sur la base d'interviews retravaillées, mises en forme par
moi. On produit un texte qui dit réellement ce que nous faisons et
qui a l'agrément de tous. Par rapport aux pouvoirs publics, on ne va
pas quémander mais on dit où on en est. Voilà un premier savoir
faire.
J'ai aussi reçu de vous, Odette et Michel, à
l'occasion des ateliers d'écriture vécus ensemble en Belgique et
ailleurs, la notion de dispositif. Il faut penser à la manière dont
on va collecter les paroles et sur quoi on veut faire porter le bilan.
Faire un bilan suppose des consignes qui sont à élaborer ensemble,
avec rigueur. Je suis garante de ce travail. Pour les ateliers, ce
sont les artistes qui viennent avec des propositions qu’on creuse
ensemble pour construire un atelier. Pour les bilans et l’écriture
extérieure, c’est moi qui propose et eux qui me font des relances.
Nous co-animons tous les ateliers mais j’anime seule les moments de
bilan, la parole de chaque membre du groupe a alors
la même valeur. Enfin, poser et reposer le fait
qu'il ne s'agit pas d'un travail individuel dans lequel chacun fait
pousser sa petite fleur mais d'un travail collectif dans lequel chacun
fait grandir tout le monde.
Dix petits
livres
Filigranes : Comment allez-vous ramener la
masse de productions accumulées à dix "petits livres" ?
Comment allez-vous organiser ce matériau ?
Karyne Wattiaux: Nous n'avons pas
travaillé cela avec les auteurs au départ. Les uns sont entrés dans
le projet par l'écriture, les autres par les arts plastiques. Notre
principe a toujours été : pratiquer la prolifération (faire
plutôt trop que pas assez) ; inviter chaque l'auteur à faire son
tri, ses propositions, entendre les relances des autres (sur les
textes, voire sur le rythme et bien d'autres aspects encore). Penser
"dispositif", un concept très utile qui renvoie à des
cases, une mosaïque, un cadre dans lequel personne ne sait d'avance
ce qui va se passer.
Filigranes : Quelles différences de
compréhension, d'implication, de relances entre publics lettrés,
illettrés ?
Karyne Wattiaux : En matière d'arts
plastiques, une personne illettrée (qui n'a jamais fait d'arts
plastiques) a un œil aussi perçant que Mariska. En écriture, si le
texte n'est pas clair, si trop de voies sont possibles, les illettrés
le disent. Avec eux, le poético-philosophico-… ne passe pas du
tout. Les relances ont obligé les lettrés à se centrer sur leurs
choix d'écriture : non pas sur les mots, qui doivent être
compréhensibles, mais sur le propos lui-même (pas d'élucubrations
qui ne proposent rien). Dans l'autre sens, les illettrés ont été
contraints, lors du retravail des textes, à quitter l'oral écrit
(transcrit soit par eux-mêmes, soit par d'autres) et à aller vers
quelque chose qui s'inscrit réellement dans l'écriture. Tout un
travail à faire aussi quand nous leur disions : "tel ou tel
passage, ce ne sont pas des constructions possibles". Nous avons
refusé les "belles fautes" ou "les belles
constructions anormales". Les personnes doivent savoir que telle
ou telle tournure n'est pas "française" et la retravailler.
Ils doivent choisir et assumer. Un énorme travail a aussi été fait
sur la musicalité, dans l'attention portée à la ponctuation,
au rythme.
Tous les textes ont fait l'objet de relances
formulées collectivement puis, sur base des choix de l’auteur,
mises en œuvre à deux ou trois, du mot à mot jusqu’à la
cohérence et l’équilibre interne du texte.
Filigranes : Quels progrès en
lecture-écriture chez les illettrés ?
Karyne Wattiaux: Ils lisent tous les
autres textes de l’atelier. En écriture, même quand ils restent
dans l'oralité, il y a plus de choix de mots. Au début, ces
personnes parlaient et nous écrivions ce qu'elles disaient. Plus tard
les personnes se sont mises à écrire elles-mêmes et quand elles
n'en pouvaient plus nous les relayions. Aujourd'hui, elles écrivent
tout toutes seules et le font au rythme de leur pensée. Elles sont
vraiment dans l'écriture, elles s'approprient la manière dont elles
veulent dire les choses. Plus personne ne tient la main de personne.
L'entretien
a été mené et transcrit par
Odette et Michel Neumayer
P-S
: (Bruxelles, le 17 mars
2004)
"Bien le bonjour vous deux, [...] Quel bonheur, les
quatre premiers livres reviennent de chez la graphiste. Chacun
réagit à sa façon: émotion silencieuse où les mains touchent ce
qu'elles ont créé, sourires radieux, cris,
sautillements... C'est très émouvant, les larmes me
montent aux yeux. Les livres nous reviennent et ils sont
magnifiques. Nous avons cru que c'était possible. Tous
ensemble nous avons oeuvré pour que tous réalisent un livre
dont chacun serait encore fier dans vingt ans. Et cela est
arrivé. C'est un énorme cadeau. Nous sommes fières des livres et
aussi du travail que nous continuons ensemble : les
relances sur livres en cours, les conventions, les droits d'auteurs,
un événement de sortie... Merci à vous, vous êtes
souvent avec nous dans l'atelier. A très bientôt et de belles
journées à vous.
Karyne
Textes de Karyne Wattiaux