Cet entretien est paru dans
Filigranes n°57 "Ici, midi" Novembre 2003

 

"Écrivain public, auteur conseil"
A propos d'un diplôme universitaire mis en place par
l'Université de Toulon La Garde

Nous présentons ici l'entretien qu'on mené à distance, par courriers interposés,
deux étudiantes du D.U. d'écrivain public / auteur conseil 
avec trois de leurs enseignants. 
Michèle Monte, Odette et Michel Neumayer
répondent aux questions de Sylvie Combe et de Gislaine Ariey
.

Aux origines
de cette formation

Dans quelles circonstances la Faculté de Toulon a-t-elle fait appel à vous ? Savez-vous pourquoi ?

Michèle Monte : L’Université de Toulon a fait appel à moi pour imaginer la formation d’écrivain public, parce que j’animais des ateliers d’écriture à la Faculté de Lettres et peut-être aussi parce qu’on connaissait mon engagement social auprès de personnes en difficulté. Je me suis alors intéressée à la profession d’écrivain public et j’ai découvert qu’elle était en plein renouveau, il m’a donc semblé qu’il était pertinent de proposer une formation à ce métier, et j’y ai été encouragée par les écrivains publics que j’ai contactés.

En quoi celle formation vous parait-elle pertinente ?

Michèle Monte : Si l’on compare le D.U. de l’Université de Toulon avec la licence professionnelle proposée à l’Université de Paris III, il y a d’évidents points communs qui résultent de la nature même de la profession : celle-ci nécessite une polyvalence d’où une formation pluridisciplinaire où le droit social, le droit fiscal ou le droit des associations côtoient la bureautique, les pratiques rédactionnelles, l’entraînement à la recherche historique ou à l’interview.

Mais l’originalité du D.U. de Toulon résulte dans l’existence d’une Unité d’enseignement intitulée "Enjeux sociaux, professionnels et culturels de l’écriture" que nous animons, Odette et Michel Neumayer et moi. Il nous a semblé en effet, lorsque nous réfléchissions à la formation, qu’il était important de donner aux étudiants la possibilité de mettre en perspective ces différents savoirs qu’ils allaient acquérir, et que cette mise en perspective devait se faire autour de la professionnalité et de l’exercice de l’écriture dans le cadre du métier d’écrivain public/auteur conseil. L’Unité 1 joue ce rôle tout en mettant en oeuvre concrètement par les ateliers d’écriture le dialogue autour de l’écrit constitutif de la profession.

Vous intervenez pour la quatrième année consécutive dans cette Unité 1. Compte tenu de sa particularité ambitieuse, quelle place vous laisse-t-on au sein du programme global des apprentissages ?

Odette et Michel Neumayer : Nous avons en charge un module de 40 heures d'ateliers d'écriture, ce qui représente un nombre d'heures important. L'enjeu est double : faire découvrir aux participants leur pouvoir d'écrire ici et maintenant ; initier avec eux une réflexion de fond sur l'écriture dans l'idée de développer la professionnalité future. Un jour viendra où ils seront écrivains publics en mairie, sur la place du village ou ailleurs, auteurs conseil à domicile ou chez leurs clients, profession libérale ou salariés d'association, peut-être même animateurs d'ateliers d'écriture. De ce territoire de l'écriture, ils ont à connaître la géographie, la tectonique des plaques, les autoroutes et les chemins de traverse, le climat et les petits endroits charmants. Pour donner toute sa saveur à cette future activité professionnelle et la lui conserver, ils auront certes besoin de techniques mais bien plus encore de réflexion sur le sens : en quoi écrire pour soi, pour d'autres, nous inscrit dans l'humain…

 

Une affaire de techniques
ou de partis pris ?

Quels furent vos partis pris initiaux ? Comment les avez-vous définis ? Ont-ils évolué durant ces années ?

Odette et Michel Neumayer : Les partis pris sont ceux que nous avons dans toutes nos formations. Ils valent pour tout apprentissage. Il s'agit d'abord du "tous capables" qui nous vient de notre fréquentation assidue des mouvements d'Éducation Nouvelle. Affirmer le "tous capables" c'est notre apport un peu incongru dans un milieu universitaire souvent installé dans une logique de sélection et pas toujours porteur de l'idée que chaque être humain est riche de mille et une potentialités. Il faut savoir qu'une telle affirmation ne va pas de soi. Il nous revient donc de présenter un éventail de situations d'écriture suffisamment diversifiées afin qu'ils puissent s'éprouver eux-mêmes et se sentir capables.

En tant que formateurs d'adultes et animateurs d'ateliers nous avons à être à la fois vigilants et inventifs ! Attentifs au désir d'être noté qui sommeille en tout étudiant, au désir de se comparer aux autres alors qu' il s'agit au contraire d'apprendre des autres ! Notre premier travail est de lutter contre les auto-dépréciations, contre les blessures mal cicatrisées que l'école et la vie ont laissées sur ce terrain très sensible du rapport que l'être humain entretient avec la langue, avec sa langue.

Notre hypothèse est que si les personnes sont là, c'est qu'elles trouvent un intérêt – au moins une curiosité - vis-à-vis de l'écriture. Pour les uns, c'est l'amour de la lecture qui les amène à la formation. Pour d'autres, c'est l'envie de changer d'activité ou de reprendre un travail. Pour d'autres encore, c'est la nécessité de valider des acquis non reconnus dans leur ancienne profession. Bref, on ne s'inscrit pas dans cette formation "Ecrivain public / Auteur conseil comme on s'inscrit ailleurs ! Au début, c'est un défi de bon aloi. Ensuite vient le moment où il faut transformer l'essai, c'est là que tout commence.

Michèle Monte : J'ai choisi de bâtir les ateliers que j'anime sur la confrontation entre l'écriture personnelle des étudiants et des formes contemporaines d'écriture littéraire qui s'éloignent de la fiction traditionnelle pour détourner ou revisiter des formes moins prestigieuses d’écriture telles que les listes, les faits-divers journalistiques, les journaux intimes. Les ateliers visent aussi à développer une acuité de regard sur les moments ou les objets du quotidien, parce que cela me semble constituer une source quasi inépuisable d’écriture ainsi qu’une façon de s’approprier le monde qui nous entoure, de lui donner sens. S'interroger sur les façons de mettre en écrit le quotidien présent ou passé, n'est-ce pas aussi une question qu'auront à se poser les écrivains publics sollicités pour rédiger les biographies de personnes communes dont la vie n’a pas connu d’évènements extraordinaires, mais mérite pourtant d’être contée ?

 

 

Hommes, femmes
face à l'écriture…

Durant cette formation, le public est adulte et principalement féminin. Quelle interprétation faites-vous de ce constat ?

Michèle Monte : Le fait que les étudiants soient majoritairement des personnes ayant dépassé la quarantaine me paraît correspondre à la nature du métier (quoiqu’il n’y ait pas de règle absolue en la matière). Un écrivain public met au service de sa clientèle une expérience déjà importante de la vie, et des compétences qu’il a acquises en d’autres circonstances : l’écoute, la disponibilité, l’adaptation rapide aux besoins d’un tiers sont des qualités qu’on peut posséder jeune mais qui s’acquièrent plus facilement au fil du temps. Quant à la prédominance des femmes, elle est peut-être due au fait que les hommes – à quelques exceptions près – s’orientent moins facilement vers des professions essentiellement relationnelles et d’autre part, ont plus de difficultés à investir des pratiques créatrices qui supposent un risque personnel, l’exposition de faces cachées de notre personnalité. La prédominance des hommes parmi les artistes et écrivains reconnus ne constitue nullement un démenti à cette observation amplement vérifiée, elle indique simplement qu’une femme continue à avoir plus de difficulté qu’un homme à acquérir la reconnaissance sociale qu’elle est en droit d’attendre.

 

Une brève année…

Cette formation ne dure qu’une année universitaire. Le déplorez-vous ?

Odette et Michel Neumayer : Il est vrai qu'une année, c'est un temps bien court. Ce temps court permet néanmoins à chacun d'évoluer dans son rapport à l'écrit et d'en prendre conscience. Même quand, au bout d'une année de formation, certains décident de se lancer dans une autre activité que celle d'écrivain public, ils ont pris conscience de leur style d'écriture, ils ont commencé à croire en eux sans exagération ni fausse modestie. Ils ont en général trouvé cette juste distance avec eux-mêmes qui va leur permettre de travailler avec la langue et éventuellement – certains se prennent au jeu – d'écrire aussi pour eux-mêmes, voire d'envoyer des textes à Filigranes !

Michèle Monte : La formation pourrait bien évidemment durer plus d’un an et intégrer d’autres acquisitions, mais elle augmenterait aussi beaucoup de coût. Sa brièveté me semble compensée par son intensité, et présente le très grand avantage de ne pas laisser croire aux étudiants qu’ils savent tout à l’issue de la formation. Et puis, au bout d'un an, on ne peut prétendre tout savoir : sont ainsi préservés la curiosité et le questionnement, essentiels dans toute pratique vivante d'un métier.

Pouvez-vous prétendre, en quelques mois, apprendre à "écrire" aux participants ? Si non, quels sont donc vos objectifs ?

Odette et Michel Neumayer : S'il y a une deuxième partie à la question, c'est que vous, Gislaine et Sylvie, avez bien compris qu'il ne s'agit pas d'apprendre à écrire. Quand on s'inscrit au D.U. on sait déjà écrire, au sens d'aligner des idées sur une feuille. Donc c'est d'autre chose qu'il s'agit. Faisons d'abord le distinguo entre l'écrit (la production, la chose écrite) et l'écriture comme processus, comme travail d'agencement de mots, de phrases, de paragraphes qui finissent par faire un tout et deviennent un texte porteur de sens pour soi d'abord, pour les autres lecteurs ensuite. Écrire, pour comprendre son écriture et la façon dont on pénètre la langue, dont on s'en sert, dont on en joue, chacun à sa façon unique et singulière.

Comprendre les besoins que l'on a en mots nouveaux, comment on s'inscrit dans l'histoire de la langue ou des langues que l'on parle. Comprendre cette merveille que l'humanité s'est donnée pour entrer en communication et faire trace.

 

Unité du champ de l'écriture

Durant la formation et dans le module qui nous intéresse, les productions écrites sont de deux ordres : des écrits "créatifs" d'une part, des travaux d’analyse ou "réflexifs" d'autre part. Pourquoi favorisez-vous simultanément et systématiquement ces deux démarches ?

Michèle Monte : Multiplier les écrits créatifs ne sert à rien si l’on n’acquiert pas à cette occasion l’habitude de s’interroger sur ce qu’on a fait, de reconstituer les étapes du travail depuis le projet initial jusqu’au produit provisoirement achevé, de repérer ce qui a servi de levier ou ce qui au contraire a pu constituer un blocage, de percevoir les interactions avec la réflexion et la création d’autrui et surtout de s’interroger sur le sens que l’on donne à ce travail d’écriture, sur la façon dont il nous construit et nous révèle à nous-mêmes. S’il est certain que nous ne prétendons pas enseigner à écrire en quelques mois, nous cherchons en revanche à développer chez les étudiants cette autonomie au sens littéral du terme, c’est-à-dire cette capacité à nommer soi-même le sens de son activité, sens toujours mouvant et sans cesse à découvrir, sens qui ne peut être imposé de l’extérieur par d’autres sous peine de nous aliéner dangereusement. Et je dois ajouter que nous y sommes grandement aidés par le caractère rebelle, non conformiste et exigeant de la plupart de nos étudiants.

Odette et Michel Neumayer : Aux propos de Michèle, nous ajoutons qu'il s'agit d'insister sur l'idée que l'écriture est une et que l'intérêt pris, mais aussi le résultat obtenu, sont profondément liés à la posture que l'écrivant adopte. Quel que soit le registre - écriture poétique, lettre administrative, roman familial -, l'écriture est toujours invention de manières de faire, usage de soi, appel à l'expérience, choix de mots et de points de vue, argumentation, création d'univers, mise en relation de logiques, de cultures, d'histoires différentes.

Cependant, dans le cadre d'une formation, on ne peut en rester là. Devenir un professionnel, développer sa professionnalité, c’est-à-dire la conscience que l'on a de ses compétences et de celles de ceux qui nous entourent dans notre milieu de travail, passe par le patient apprentissage de la réflexivité et de la problématisation. A chacun d'entrer dans le grand dialogue que les hommes entretiennent à propos de ce qu'ils font et à y revendiquer sa place ! Quels lecteurs à courte vue serions-nous sans la réflexion sur les processus de création et sans la fréquentation des essais, des correspondances, des journaux des auteurs que nous aimons.

Cette expérience du double registre – le faire et la réflexion sur le faire – que nous admirons chez certains "grands auteurs", nous tenons à la proposer à nos étudiants, de manière non scolaire, par le biais des analyses réflexives orales (retour parlé, argumenté sur ce qu'on a fait). Elles sont suivies de moments d'écriture réflexive au cours desquels ils apprennent à mettre en mots ce qu'ils ont ressenti certes, mais surtout compris et découvert. La forme souhaitée est celle du Carnet de formation qui alimentera un futur Carnet d'évaluation finale.

 

La perspective
professionnelle…

 

Comment se fait la sélection des candidats ? Quels atouts vous paraissent indispensables ?

Michèle Monte : C'est une tâche très délicate et empirique. Avec les autres collègues, nous essayons à travers le dossier qui est entre nos mains d’évaluer l’intérêt personnel des candidats pour l’écriture et leur capacité à mener à bien un projet d’installation comme écrivain public / auteur-conseil. Ce sont nos deux critères essentiels, qui n’ont rien à voir ni avec le niveau d’études, ni avec l’âge, ni avec le parcours antérieur du candidat, quoique nous étudiions celui-ci avec attention pour y discerner les potentialités du candidat. La formation n’est pas une formation généraliste en écriture, elle vise à l’exercice d’un métier certes divers mais spécifique, et nous voulons être sûrs que c’est ce métier qui motive les candidats.

 A l’issue de celle formation, la plupart des participants obtiennent le Diplôme Universitaire. Pourtant, ils sont peu nombreux à en vivre. Votre intervention ne vous apparaît-elle pas comme un "coup d’épée dans l’eau" ?

Michèle Monte : Il est vrai qu’obtenir le diplôme délivré par l’Université de Toulon n’est en rien le gage de pouvoir gagner correctement sa vie comme écrivain public. Il y a un gros décalage entre des besoins sociaux reconnus et les moyens que la société met en œuvre pour satisfaire ces besoins. Beaucoup voudraient que la profession d’écrivain public / auteur-conseil soit assurée uniquement par des bénévoles. Mais ce décalage déborde largement le cas de cette profession. Il y a à l’heure actuelle beaucoup de gens formés pour des métiers qu’ils n’exerceront pas (beaucoup de jeunes chercheurs par exemple qui ne trouveront pas de travail dans la recherche) et c’est un gâchis regrettable qui tient à des choix de rentabilité immédiate et à la difficulté de dégager des fonds pour des investissements plus humains qu’économiques. Peut-être serons-nous à cause de cela obligés d’interrompre cette formation malgré l’intérêt qu’elle suscite. Malgré tout, nous constatons que nos étudiants tirent dans l’ensemble plutôt bien leur épingle du jeu, même s’ils n’exercent pas forcément le métier d’écrivain public / auteur-conseil à l’issue de la formation. Celle-ci est suffisamment large pour leur ouvrir d’autres portes.

   

Le choix des ateliers (1)

Pour avoir vécu cette formation, nous avons constaté qu’aucun atelier ne s’impose par hasard. Comment l’expliquez-vous ? Quels choix avez-vous privilégiés ?

Odette et Michel Neumayer : C'est là que joue notre deuxième parti pris. Il consiste à affirmer qu'il n'est pas besoin d'avoir "des choses à dire" pour écrire. "Il faut des mots pour écrire, et non des idées", disons-nous parfois de manière abrupte afin de provoquer de salutaires prises de conscience. L'écriture, telle que nous la concevons, n'est pas affaire "d'expression de soi" mais affaire de travail et chacun s'y expose : il prend le risque de se transformer au contact de l'écriture, de mieux se comprendre et de mieux comprendre le monde ; il donne aussi à voir quelque chose de lui, une production toujours énigmatique qui n'est pas lui et qui pourtant "le signifie" aux yeux d'autrui. Voilà qui est difficile à comprendre et parfois à admettre.

Il faut donc choisir avec précaution les problématiques d'écriture qui seront proposées aux étudiants et l’atelier qui les met en scène ! Prenons l'exemple d'un atelier dans les parages du poète Aragon Qui a pour titre cette très belle formule du "Mentir vrai". On y travaille précisément ce qui souvent freine l'écriture : la peur de se dévoiler, de trop en dire. On y découvre que "mentir-vrai", c'est s'autoriser à dire en déplaçant, en transposant, en filant les métaphores, en brouillant le jeu, dans un esprit d'authenticité sans exhibitionnisme, respectueux de soi et du lecteur.

Prenons un autre exemple : l'atelier "L'alphabet des galets", dans le sillage de René Caillois. Cet atelier fut proposé lors d'une séquence de quatre jours d'approfondissement ouverte aux nouveaux et anciens du D.U. Ici la problématique est de rendre attentif aux signes inscrits dans les pierres, puis à nos alphabets personnels, et de mettre en mots notre lecture de ces signes ! Dans ces deux exemples, s'il y a bien apprentissage et maîtrise nouvelle, celle-ci ne porte pas sur des techniques mais sur des manières de penser la création et ses enjeux aussi bien subjectifs qu'interrelationnels.

 

Les enjeux des ateliers d’écriture peuvent-ils être les mêmes avec des publics différents et notamment chez un public en grande difficulté ?

Michèle Monte : Il est certain que les enjeux des ateliers d’écriture changent selon les publics à qui ils s’adressent. Quand il s’agit de personnes en grande difficulté, qui ont eu un parcours scolaire difficile, voire inexistant, l’atelier a principalement pour but de les mettre en confiance, de leur donner des consignes facilitantes qui leur permettront de construire leurs textes. La recherche collective de mots prend alors une importance toute particulière car elle met à la disposition des participants tout ce qu’il leur faut pour se lancer.

Pour vous, Odette et Michel, l’animation des ateliers s’effectue en duo. Comment travaillez-vous pour la rendre originale ?

Odette et Michel Neumayer : Pour nous, il est bien plus facile d'animer en duo que seuls. D'abord parce que c'est un plaisir : on se sent épaulé par l'autre et on cherche à l'étonner, à jouer la différence. Il s'agit plus d'être complémentaires et de viser la complexité que d'être originaux. Ce qui nous réunit, ce sont les valeurs que nous défendons. Ce sont elles qui donnent du lien, du liant.

Il nous semble intéressant de mettre en travail les étudiants à partir d'une double réflexion, d'un double regard sur les choses, car ils seront peut-être eux-mêmes amenés à pratiquer une animation en binôme plus tard. Nous voyons cela se développer dans bien des lieux associatifs, militants, innovateurs. Rarement, il est vrai à l'Université ce qui est bien dommage. Animer à deux, c'est faire savoir qu'il y a sur toutes choses plusieurs approches possibles, que le savoir n'est pas un et qu'il ne se construit ni se transmet de manière univoque, à une voix… C'est bien la raison pour laquelle l'Unité 1 a été pensée et mise en œuvre avec Michèle Monte, c’est-à-dire à trois.

Les animateurs expérimentés sont-ils confrontés à l’écueil de l’habitude voire de l’usure ? Quelles sont vos sources ou vos astuces pour vous en extraire ?

Michèle Monte : Bien que j’anime depuis déjà assez longtemps des ateliers, je suis toujours passionnée par le processus qu’ils permettent de déclencher : prise de confiance en soi, découverte de nouvelles potentialités, écoute de l’autre, rôle médiateur de l’écriture par rapport à des vécus personnels parfois lourds ou douloureux dont on parvient à mieux se distancier, plaisir d’enrichir son rapport au langage et par là de s’ouvrir de nouveaux horizons, sont des choses fondamentales que je ne me lasse pas de voir éclore et se développer au fil des ateliers.

Odette et Michel Neumayer : L'écriture tous terrains, c'est, depuis des années, notre passion et notre recherche. Dans ce domaine nous pratiquons volontiers ce que le pédagogue Philippe Meirieu appelle la sédimentation obsessionnelle ! Invités à intervenir dans le D.U., il nous a fallu aménager cette passion pour l'investir dans un cursus universitaire. La mise en tension de ces deux univers – écriture créative et enseignement – est en elle-même très productive !

Par ailleurs, notre travail dans le cadre du D.U. n'est pas déconnecté d'autres formations que nous menons en milieu professionnel et associatif. Ces interventions se font écho. Leur mise en relation est instructive : les questions et réflexions des uns (un public "captif" d'étudiants en recherche de professionnalisation) rejoignent mais ne se recoupent pas forcément avec celles des autres (des participants à un stage militant, à une rencontre internationale par exemple). Si les buts semblent grosso modo identiques (apprivoiser l'écriture, le faire dans un cadre collectif), les mobiles ne sont pas les mêmes et donc le sens de la formation non plus. Les uns voudront des outils pour une future activité professionnelle et se demanderont si la voie qu'ils ont choisie est bien la bonne. Les autres seront plus attentifs aux enjeux idéologiques et peut-être aux aspects ludiques. Pour nous, la légitimation ne sera pas la même, ni le choix des ateliers, ni la "progression" imaginée. Le véritable travail d'animation se cache là : être à l'écoute et réactifs face à la variabilité des situations, savoir en quelque sorte s'ajuster à ce qui se présente sans pour autant s'enfermer dans les cadres de travail proposés.

 

Les enjeux de l'écriture,
les enjeux de l'animation

Arrivez-vous aujourd’hui à avoir l’énergie et le temps pour créer vos propres textes ?

Michèle Monte : Pour moi, il est essentiel d’écrire pendant les ateliers, même brièvement, en ayant toujours un œil sur ce qui se passe pendant le temps d’écriture personnelle ou collective, et en m’interrompant si nécessaire pour intervenir afin de lever un blocage ou de proposer une relance. Je ressens comme nécessaire d’écrire dans les mêmes conditions de rapidité et de contrainte situationnelle que les étudiants, de mettre à l’épreuve par moi-même les consignes que je donne, les résistances qu’elles peuvent susciter ou les impulsions qu’elles peuvent donner. Mais souvent, je ne fais pas le travail de reprise, de réécriture, qui me semble nécessaire après les ateliers si l’on veut aller jusqu’au bout des propositions qu’ils contiennent et produire un texte qui soit au carrefour de notre propre personnalité et des chemins ouverts par les consignes. J’accumule dans mes tiroirs des ébauches dont j’espère un jour pouvoir faire quelque chose, quand les multiples tâches qui m’absorbent actuellement diminueront un peu. J’avoue ne plus me sentir complexée de ne pas mener une activité d’écriture personnelle à la hauteur du temps que j’investis dans la formation des étudiants. Je ne pense pas du tout que cela disqualifie mon travail d’animatrice, de même qu’à l’inverse, je ne crois pas qu’être écrivain rende nécessairement capable d’animer des ateliers, si l’on n’a pas réfléchi aux exigences spécifiques du « faire écrire ». Ne pas écrire du tout enlèverait à mes propres yeux de la crédibilité à mon travail, le faire par intermittence me paraît suffisant pour saisir les enjeux de l’écriture et les faire partager à d’autres.

 

On s’aperçoit, en particulier chez les professeurs, que si ceux-ci se servent du support de l’écrit pour faire leurs cours, ils écrivent eux-mêmes très peu. N’est-ce pas un paradoxe ?

Michèle Monte : Je trouve effectivement très dommage que les professeurs écrivent peu ou pas du tout, et pas seulement les professeurs de français mais aussi ceux d’autres disciplines. Le travail de l’écrit me paraît incontournable dans la construction du savoir par un ou des sujets, et je pense que tout enseignant devrait être un passeur d’écrit, qui comprenne pour les avoir expérimentés les enjeux de l’écriture dans sa discipline et qui sache mettre en place des situations de recherche et de création où l’écrit soit posé explicitement à un moment ou à un autre comme un outil et un matériau essentiel pour élaborer des problématiques, produire des concepts, se confronter aux autres, argumenter ou construire de nouveaux univers. Je pense aussi que si les enseignants écrivaient sur leurs pratiques, tenaient un journal de bord, participaient avec d’autres à des expérimentations pédagogiques donnant lieu à des traces écrites, leur propre rapport au savoir et leur façon de se situer par rapport à l’apprentissage de leurs élèves en seraient radicalement changés.

N’y a t il pas, à un moment donné, une ambiguïté sur le fait de faire écrire et d’écrire soi-même ?

Odette et Michel Neumayer : Cette apparente ambiguïté nous la vivons aussi bien à la revue Filigranes (dont il faut également animer les séminaires), qu'au D.U., ou que dans les stages du Groupe Français d'Éducation Nouvelle.

Qu'on écrive soi-même ou qu'on anime, il s'agit d'arriver à faire vibrer en soi l'écriture si l'on veut obtenir un résultat. Cette disponibilité à l'écriture (la sienne propre, celle des autres) et à ses surprises, n'est jamais acquise ! Écrire pour soi ou faire écrire d'autres ? L'invention d'un atelier – même son animation -  sont autant une création que la conception ou le patient polissage d'un texte. Socialement, il est vrai que l'un et l'autre n'ont pas le même statut, qu'on ne les signe pas pareillement. Mais l'engagement est le même. Et le risque pris souvent aussi.

C'est un peu comme si nous étions maçons ou architectes : nous concevons et réalisons une maison que nous n'habiterons pas… sinon en désirs et en projection subjectives… Nous souhaitons qu'elle soit une vraie demeure, accueillante, ouverte et lumineuse pour l'esprit.

Les questions sont de
Sylvie Combe et de Gislaine Ariey

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Publications récentes :

Michèle Monte : Mesures et passages, une approche énonciative de l'œuvre poétique de Philippe Jaccottet" - Éditions Honoré Champion, Paris 2002.

Odette et Michel Neumayer : Animer un atelier d'écriture – Faire de l'écriture un bien partagé  - Éditions ESF, Paris 2003.

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Dernière modification : 16 novembre 2010