Aux origines
de cette formation
Dans quelles circonstances la Faculté de Toulon a-t-elle fait appel
à vous ?
Savez-vous pourquoi ?
Michèle Monte : L’Université de Toulon a
fait appel à moi pour imaginer la formation d’écrivain public, parce
que j’animais des ateliers d’écriture à la Faculté de Lettres et
peut-être aussi parce qu’on connaissait mon engagement social auprès
de personnes en difficulté. Je me suis alors intéressée à la
profession d’écrivain public et j’ai découvert qu’elle était en
plein renouveau, il m’a donc semblé qu’il était pertinent de
proposer une formation à ce métier, et j’y ai été encouragée par
les écrivains publics que j’ai contactés.
En quoi celle formation vous parait-elle
pertinente ?
Michèle Monte :
Si l’on compare le D.U. de l’Université de Toulon avec la
licence professionnelle proposée à l’Université de Paris III, il y
a d’évidents points communs qui résultent de la nature même de la
profession : celle-ci nécessite une polyvalence d’où une
formation pluridisciplinaire où le droit social, le droit fiscal ou le
droit des associations côtoient la bureautique, les pratiques rédactionnelles,
l’entraînement à la recherche historique ou à l’interview.
Mais l’originalité du D.U. de Toulon résulte
dans l’existence d’une Unité d’enseignement intitulée
"Enjeux sociaux, professionnels et culturels de l’écriture"
que nous animons, Odette et Michel Neumayer et moi. Il nous a semblé en
effet, lorsque nous réfléchissions à la formation, qu’il était
important de donner aux étudiants la possibilité de mettre en
perspective ces différents savoirs qu’ils allaient acquérir, et que
cette mise en perspective devait se faire autour de la professionnalité
et de l’exercice de l’écriture dans le cadre du métier d’écrivain
public/auteur conseil. L’Unité 1 joue ce rôle tout en mettant en
oeuvre concrètement par les ateliers d’écriture le dialogue autour
de l’écrit constitutif de la profession.
Vous
intervenez pour la quatrième
année consécutive dans cette Unité 1. Compte tenu de sa particularité
ambitieuse, quelle place vous laisse-t-on au sein du programme global
des apprentissages ?
Odette et Michel Neumayer : Nous avons en
charge un module de 40 heures d'ateliers d'écriture, ce qui représente
un nombre d'heures important. L'enjeu est double : faire découvrir
aux participants leur pouvoir d'écrire ici et maintenant ; initier avec
eux une réflexion de fond sur l'écriture dans l'idée de développer
la professionnalité future. Un jour viendra où ils seront écrivains
publics en mairie, sur la place du village ou ailleurs, auteurs conseil
à domicile ou chez leurs clients, profession libérale ou salariés
d'association, peut-être même animateurs d'ateliers d'écriture. De ce
territoire de l'écriture, ils ont à connaître la géographie, la
tectonique des plaques, les autoroutes et les chemins de traverse, le
climat et les petits endroits charmants. Pour donner toute sa saveur à
cette future activité professionnelle et la lui conserver, ils auront
certes besoin de techniques mais bien plus encore de réflexion sur le
sens : en quoi écrire pour soi, pour d'autres, nous inscrit dans
l'humain…
Une affaire de techniques
ou de partis pris ?
Quels furent vos partis pris initiaux ? Comment
les avez-vous définis ? Ont-ils évolué durant ces années ?
Odette et Michel Neumayer : Les partis pris
sont ceux que nous avons dans toutes nos formations. Ils valent pour
tout apprentissage. Il s'agit d'abord du "tous capables" qui
nous vient de notre fréquentation assidue des mouvements d'Éducation
Nouvelle. Affirmer le "tous capables" c'est notre apport un
peu incongru dans un milieu universitaire souvent installé dans une
logique de sélection et pas toujours porteur de l'idée que chaque être
humain est riche de mille et une potentialités. Il faut savoir qu'une
telle affirmation ne va pas de soi. Il nous revient donc de présenter
un éventail de situations d'écriture suffisamment diversifiées afin
qu'ils puissent s'éprouver eux-mêmes et se sentir capables.
En tant que formateurs d'adultes et animateurs
d'ateliers nous avons à être à la fois vigilants et inventifs !
Attentifs au désir d'être noté qui sommeille en tout étudiant, au désir
de se comparer aux autres alors qu' il s'agit au contraire d'apprendre
des autres ! Notre premier travail est de lutter contre les auto-dépréciations,
contre les blessures mal cicatrisées que l'école et la vie ont laissées
sur ce terrain très sensible du rapport que l'être humain entretient
avec la langue, avec sa langue.
Notre hypothèse est que si les personnes sont là,
c'est qu'elles trouvent un intérêt – au moins une curiosité - vis-à-vis
de l'écriture. Pour les uns, c'est l'amour de la lecture qui les amène
à la formation. Pour d'autres, c'est l'envie de changer d'activité ou
de reprendre un travail. Pour d'autres encore, c'est la nécessité de
valider des acquis non reconnus dans leur ancienne profession. Bref, on
ne s'inscrit pas dans cette formation "Ecrivain public / Auteur
conseil comme on s'inscrit ailleurs ! Au début, c'est un défi de bon
aloi. Ensuite vient le moment où il faut transformer l'essai, c'est là
que tout commence.
Michèle Monte : J'ai choisi de bâtir les
ateliers que j'anime sur la confrontation entre l'écriture personnelle
des étudiants et des formes contemporaines d'écriture littéraire qui
s'éloignent de la fiction traditionnelle pour détourner ou revisiter
des formes moins prestigieuses d’écriture telles que les listes, les
faits-divers journalistiques, les journaux intimes. Les ateliers visent
aussi à développer une acuité de regard sur les moments ou les objets
du quotidien, parce que cela me semble constituer une source quasi inépuisable
d’écriture ainsi qu’une façon de s’approprier le monde qui nous
entoure, de lui donner sens. S'interroger sur les façons de mettre en
écrit le quotidien présent ou passé, n'est-ce pas aussi une question
qu'auront à se poser les écrivains publics sollicités pour rédiger
les biographies de personnes communes dont la vie n’a pas connu d’évènements
extraordinaires, mais mérite pourtant d’être contée ?
Hommes, femmes
face à l'écriture…
Durant cette formation, le public est adulte et
principalement féminin. Quelle interprétation faites-vous de ce
constat ?
Michèle Monte : Le fait que les étudiants
soient majoritairement des personnes ayant dépassé la quarantaine me
paraît correspondre à la nature du métier (quoiqu’il n’y ait pas
de règle absolue en la matière). Un écrivain public met au service de
sa clientèle une expérience déjà importante de la vie, et des compétences
qu’il a acquises en d’autres circonstances : l’écoute, la
disponibilité, l’adaptation rapide aux besoins d’un tiers sont des
qualités qu’on peut posséder jeune mais qui s’acquièrent plus
facilement au fil du temps. Quant à la prédominance des femmes, elle
est peut-être due au fait que les hommes – à quelques exceptions près
– s’orientent moins facilement vers des professions essentiellement
relationnelles et d’autre part, ont plus de difficultés à investir
des pratiques créatrices qui supposent un risque personnel,
l’exposition de faces cachées de notre personnalité. La prédominance
des hommes parmi les artistes et écrivains reconnus ne constitue
nullement un démenti à cette observation amplement vérifiée, elle
indique simplement qu’une femme continue à avoir plus de difficulté
qu’un homme à acquérir la reconnaissance sociale qu’elle est en
droit d’attendre.
Une brève année…
Cette formation ne dure qu’une année
universitaire. Le déplorez-vous ?
Odette et Michel Neumayer : Il est vrai
qu'une année, c'est un temps bien court. Ce temps court permet néanmoins
à chacun d'évoluer dans son rapport à l'écrit et d'en prendre
conscience. Même quand, au bout d'une année de formation, certains décident
de se lancer dans une autre activité que celle d'écrivain public, ils
ont pris conscience de leur style d'écriture, ils ont commencé à
croire en eux sans exagération ni fausse modestie. Ils ont en général
trouvé cette juste distance avec eux-mêmes qui va leur permettre de
travailler avec la langue et éventuellement – certains se prennent au
jeu – d'écrire aussi pour eux-mêmes, voire d'envoyer des textes à
Filigranes !
Michèle Monte : La formation pourrait bien évidemment
durer plus d’un an et intégrer d’autres acquisitions, mais elle
augmenterait aussi beaucoup de coût. Sa brièveté me semble compensée
par son intensité, et présente le très grand avantage de ne pas
laisser croire aux étudiants qu’ils savent tout à l’issue de la
formation. Et puis, au bout d'un an, on ne peut prétendre tout savoir :
sont ainsi préservés la curiosité et le questionnement, essentiels
dans toute pratique vivante d'un métier.
Pouvez-vous prétendre, en quelques mois,
apprendre à "écrire" aux participants ? Si non, quels
sont donc vos objectifs ?
Odette et Michel Neumayer : S'il y a une
deuxième partie à la question, c'est que vous, Gislaine et Sylvie,
avez bien compris qu'il ne s'agit pas d'apprendre à écrire. Quand on
s'inscrit au D.U. on sait déjà écrire, au sens d'aligner des idées
sur une feuille. Donc c'est d'autre chose qu'il s'agit. Faisons d'abord
le distinguo entre l'écrit (la production, la chose écrite) et l'écriture
comme processus, comme travail d'agencement de mots, de phrases, de
paragraphes qui finissent par faire un tout et deviennent un texte
porteur de sens pour soi d'abord, pour les autres lecteurs ensuite. Écrire,
pour comprendre son écriture et la façon dont on pénètre la langue,
dont on s'en sert, dont on en joue, chacun à sa façon unique et
singulière.
Comprendre les besoins que l'on a en mots nouveaux,
comment on s'inscrit dans l'histoire de la langue ou des langues que
l'on parle. Comprendre cette merveille que l'humanité s'est donnée
pour entrer en communication et faire trace.
Unité du champ de l'écriture
Durant la formation et dans le module qui nous
intéresse, les productions écrites sont de deux ordres : des écrits
"créatifs" d'une part, des travaux d’analyse ou "réflexifs"
d'autre part. Pourquoi favorisez-vous simultanément et systématiquement
ces deux démarches ?
Michèle Monte : Multiplier les écrits créatifs
ne sert à rien si l’on n’acquiert pas à cette occasion
l’habitude de s’interroger sur ce qu’on a fait, de reconstituer
les étapes du travail depuis le projet initial jusqu’au produit
provisoirement achevé, de repérer ce qui a servi de levier ou ce qui
au contraire a pu constituer un blocage, de percevoir les interactions
avec la réflexion et la création d’autrui et surtout de
s’interroger sur le sens que l’on donne à ce travail d’écriture,
sur la façon dont il nous construit et nous révèle à nous-mêmes.
S’il est certain que nous ne prétendons pas enseigner à écrire en
quelques mois, nous cherchons en revanche à développer chez les étudiants
cette autonomie au sens littéral du terme, c’est-à-dire cette
capacité à nommer soi-même le sens de son activité, sens toujours
mouvant et sans cesse à découvrir, sens qui ne peut être imposé de
l’extérieur par d’autres sous peine de nous aliéner
dangereusement. Et je dois ajouter que nous y sommes grandement aidés
par le caractère rebelle, non conformiste et exigeant de la plupart de
nos étudiants.
Odette et Michel Neumayer : Aux propos de
Michèle, nous ajoutons qu'il s'agit d'insister sur l'idée que l'écriture
est une et que l'intérêt pris, mais aussi le résultat obtenu, sont
profondément liés à la posture que l'écrivant adopte. Quel que soit
le registre - écriture poétique, lettre administrative, roman familial
-, l'écriture est toujours invention de manières de faire, usage de
soi, appel à l'expérience, choix de mots et de points de vue,
argumentation, création d'univers, mise en relation de logiques, de
cultures, d'histoires différentes.
Cependant, dans le cadre d'une formation, on ne
peut en rester là. Devenir un professionnel, développer sa
professionnalité, c’est-à-dire la conscience que l'on a de ses compétences
et de celles de ceux qui nous entourent dans notre milieu de travail,
passe par le patient apprentissage de la réflexivité et de la problématisation.
A chacun d'entrer dans le grand dialogue que les hommes entretiennent à
propos de ce qu'ils font et à y revendiquer sa place ! Quels lecteurs
à courte vue serions-nous sans la réflexion sur les processus de création
et sans la fréquentation des essais, des correspondances, des journaux
des auteurs que nous aimons.
Cette expérience du double registre – le faire
et la réflexion sur le faire – que nous admirons chez certains
"grands auteurs", nous tenons à la proposer à nos étudiants,
de manière non scolaire, par le biais des analyses réflexives orales
(retour parlé, argumenté sur ce qu'on a fait). Elles sont suivies de
moments d'écriture réflexive au cours desquels ils apprennent à
mettre en mots ce qu'ils ont ressenti certes, mais surtout compris et découvert.
La forme souhaitée est celle du Carnet de formation qui alimentera un
futur Carnet d'évaluation finale.
La perspective
professionnelle…
Comment
se fait la sélection des candidats ? Quels atouts vous
paraissent indispensables ?
Michèle Monte : C'est une tâche très délicate
et empirique. Avec les autres collègues, nous essayons à travers le
dossier qui est entre nos mains d’évaluer l’intérêt personnel des
candidats pour l’écriture et leur capacité à mener à bien un
projet d’installation comme écrivain public / auteur-conseil. Ce sont
nos deux critères essentiels, qui n’ont rien à voir ni avec le
niveau d’études, ni avec l’âge, ni avec le parcours antérieur du
candidat, quoique nous étudiions celui-ci avec attention pour y
discerner les potentialités du candidat. La formation n’est pas une
formation généraliste en écriture, elle vise à l’exercice d’un métier
certes divers mais spécifique, et nous voulons être sûrs que c’est
ce métier qui motive les candidats.
A l’issue de celle formation, la plupart des
participants obtiennent le Diplôme Universitaire. Pourtant, ils sont
peu nombreux à en vivre. Votre intervention ne vous apparaît-elle pas
comme un "coup d’épée dans l’eau" ?
Michèle
Monte : Il est vrai
qu’obtenir le diplôme délivré par l’Université de Toulon n’est
en rien le gage de pouvoir gagner correctement sa vie comme écrivain
public. Il y a un gros décalage entre des besoins sociaux reconnus et
les moyens que la société met en œuvre pour satisfaire ces besoins.
Beaucoup voudraient que la profession d’écrivain public /
auteur-conseil soit assurée uniquement par des bénévoles. Mais ce décalage
déborde largement le cas de cette profession. Il y a à l’heure
actuelle beaucoup de gens formés pour des métiers qu’ils
n’exerceront pas (beaucoup de jeunes chercheurs par exemple qui ne
trouveront pas de travail dans la recherche) et c’est un gâchis
regrettable qui tient à des choix de rentabilité immédiate et à la
difficulté de dégager des fonds pour des investissements plus humains
qu’économiques. Peut-être serons-nous à cause de cela obligés
d’interrompre cette formation malgré l’intérêt qu’elle suscite.
Malgré tout, nous constatons que nos étudiants tirent dans
l’ensemble plutôt bien leur épingle du jeu, même s’ils
n’exercent pas forcément le métier d’écrivain public /
auteur-conseil à l’issue de la formation. Celle-ci est suffisamment
large pour leur ouvrir d’autres portes.
Le choix des ateliers (1)
Pour avoir vécu cette formation, nous avons
constaté qu’aucun atelier ne s’impose par hasard. Comment
l’expliquez-vous ? Quels choix avez-vous privilégiés ?
Odette et Michel Neumayer :
C'est là que
joue notre deuxième parti pris. Il consiste à affirmer qu'il n'est pas
besoin d'avoir "des choses à dire" pour écrire. "Il
faut des mots pour écrire, et non des idées", disons-nous parfois
de manière abrupte afin de provoquer de salutaires prises de
conscience. L'écriture, telle que nous la concevons, n'est pas affaire
"d'expression de soi" mais affaire de travail et chacun s'y
expose : il prend le risque de se transformer au contact de l'écriture,
de mieux se comprendre et de mieux comprendre le monde ; il donne aussi
à voir quelque chose de lui, une production toujours énigmatique qui
n'est pas lui et qui pourtant "le signifie" aux yeux d'autrui.
Voilà qui est difficile à comprendre et parfois à admettre.
Il faut donc choisir avec précaution les problématiques
d'écriture qui seront proposées aux étudiants et l’atelier qui les
met en scène ! Prenons l'exemple d'un atelier dans les parages du poète
Aragon Qui a pour titre cette très belle formule du "Mentir
vrai". On y travaille précisément ce qui souvent freine l'écriture
: la peur de se dévoiler, de trop en dire. On y découvre que
"mentir-vrai", c'est s'autoriser à dire en déplaçant, en
transposant, en filant les métaphores, en brouillant le jeu, dans un
esprit d'authenticité sans exhibitionnisme, respectueux de soi et du
lecteur.
Prenons un autre exemple : l'atelier
"L'alphabet des galets", dans le sillage de René Caillois.
Cet atelier fut proposé lors d'une séquence de quatre jours
d'approfondissement ouverte aux nouveaux et anciens du D.U. Ici la problématique
est de rendre attentif aux signes inscrits dans les pierres, puis à nos
alphabets personnels, et de mettre en mots notre lecture de ces signes !
Dans ces deux exemples, s'il y a bien apprentissage et maîtrise
nouvelle, celle-ci ne porte pas sur des techniques mais sur des manières
de penser la création et ses enjeux aussi bien subjectifs qu'interrelationnels.
Les enjeux des ateliers d’écriture
peuvent-ils être les mêmes avec des publics différents et notamment
chez un public en grande difficulté ?
Michèle Monte : Il est certain que les
enjeux des ateliers d’écriture changent selon les publics à qui ils
s’adressent. Quand il s’agit de personnes en grande difficulté, qui
ont eu un parcours scolaire difficile, voire inexistant, l’atelier a
principalement pour but de les mettre en confiance, de leur donner des
consignes facilitantes qui leur permettront de construire leurs textes.
La recherche collective de mots prend alors une importance toute
particulière car elle met à la disposition des participants tout ce
qu’il leur faut pour se lancer.
Pour vous, Odette et Michel, l’animation des
ateliers s’effectue en duo. Comment travaillez-vous pour la rendre
originale ?
Odette et Michel Neumayer :
Pour nous, il
est bien plus facile d'animer en duo que seuls. D'abord parce que c'est
un plaisir : on se sent épaulé par l'autre et on cherche à l'étonner,
à jouer la différence. Il s'agit plus d'être complémentaires et de
viser la complexité que d'être originaux. Ce qui nous réunit, ce sont
les valeurs que nous défendons. Ce sont elles qui donnent du lien, du
liant.
Il nous semble intéressant de mettre en travail
les étudiants à partir d'une double réflexion, d'un double regard sur
les choses, car ils seront peut-être eux-mêmes amenés à pratiquer
une animation en binôme plus tard. Nous voyons cela se développer dans
bien des lieux associatifs, militants, innovateurs. Rarement, il est
vrai à l'Université ce qui est bien dommage. Animer à deux, c'est
faire savoir qu'il y a sur toutes choses plusieurs approches possibles,
que le savoir n'est pas un et qu'il ne se construit ni se transmet de
manière univoque, à une voix… C'est bien la raison pour laquelle
l'Unité 1 a été pensée et mise en œuvre avec Michèle Monte,
c’est-à-dire à trois.
Les animateurs expérimentés sont-ils confrontés
à l’écueil de l’habitude voire de l’usure ? Quelles sont
vos sources ou vos astuces pour vous en extraire ?
Michèle Monte : Bien que j’anime depuis déjà
assez longtemps des ateliers, je suis toujours passionnée par le
processus qu’ils permettent de déclencher : prise de confiance
en soi, découverte de nouvelles potentialités, écoute de l’autre, rôle
médiateur de l’écriture par rapport à des vécus personnels parfois
lourds ou douloureux dont on parvient à mieux se distancier, plaisir
d’enrichir son rapport au langage et par là de s’ouvrir de nouveaux
horizons, sont des choses fondamentales que je ne me lasse pas de voir
éclore et se développer au fil des ateliers.
Odette et Michel
Neumayer :
L'écriture tous terrains, c'est, depuis des années,
notre passion et notre recherche. Dans ce domaine nous pratiquons
volontiers ce que le pédagogue Philippe Meirieu appelle la sédimentation
obsessionnelle ! Invités à intervenir dans le D.U., il nous a fallu aménager
cette passion pour l'investir dans un cursus universitaire. La mise en
tension de ces deux univers – écriture créative et enseignement –
est en elle-même très productive !
Par ailleurs, notre
travail dans le cadre du D.U. n'est pas déconnecté d'autres formations
que nous menons en milieu professionnel et associatif. Ces interventions
se font écho. Leur mise en relation est instructive : les questions et
réflexions des uns (un public "captif" d'étudiants en
recherche de professionnalisation) rejoignent mais ne se recoupent pas
forcément avec celles des autres (des participants à un stage
militant, à une rencontre internationale par exemple). Si les buts
semblent grosso modo identiques (apprivoiser l'écriture, le faire dans
un cadre collectif), les mobiles ne sont pas les mêmes et donc le sens
de la formation non plus. Les uns voudront des outils pour une future
activité professionnelle et se demanderont si la voie qu'ils ont
choisie est bien la bonne. Les autres seront plus attentifs aux enjeux
idéologiques et peut-être aux aspects ludiques. Pour nous, la légitimation
ne sera pas la même, ni le choix des ateliers, ni la
"progression" imaginée. Le véritable travail d'animation se
cache là : être à l'écoute et réactifs face à la variabilité des
situations, savoir en quelque sorte s'ajuster à ce qui se présente
sans pour autant s'enfermer dans les cadres de travail proposés.
Les enjeux de l'écriture,
les enjeux de l'animation
Arrivez-vous aujourd’hui à avoir l’énergie
et le temps pour créer vos propres textes ?
Michèle Monte : Pour moi, il est essentiel
d’écrire pendant les ateliers, même brièvement, en ayant toujours
un œil sur ce qui se passe pendant le temps d’écriture personnelle
ou collective, et en m’interrompant si nécessaire pour intervenir
afin de lever un blocage ou de proposer une relance. Je ressens comme nécessaire
d’écrire dans les mêmes conditions de rapidité et de contrainte
situationnelle que les étudiants, de mettre à l’épreuve par moi-même
les consignes que je donne, les résistances qu’elles peuvent susciter
ou les impulsions qu’elles peuvent donner. Mais souvent, je ne fais
pas le travail de reprise, de réécriture, qui me semble nécessaire
après les ateliers si l’on veut aller jusqu’au bout des
propositions qu’ils contiennent et produire un texte qui soit au
carrefour de notre propre personnalité et des chemins ouverts par les
consignes. J’accumule dans mes tiroirs des ébauches dont j’espère
un jour pouvoir faire quelque chose, quand les multiples tâches qui
m’absorbent actuellement diminueront un peu. J’avoue ne plus me
sentir complexée de ne pas mener une activité d’écriture
personnelle à la hauteur du temps que j’investis dans la formation
des étudiants. Je ne pense pas du tout que cela disqualifie mon travail
d’animatrice, de même qu’à l’inverse, je ne crois pas qu’être
écrivain rende nécessairement capable d’animer des ateliers, si
l’on n’a pas réfléchi aux exigences spécifiques du « faire
écrire ». Ne pas écrire du tout enlèverait à mes propres yeux
de la crédibilité à mon travail, le faire par intermittence me paraît
suffisant pour saisir les enjeux de l’écriture et les faire partager
à d’autres.
On s’aperçoit, en particulier chez les
professeurs, que si ceux-ci se servent du support de l’écrit pour
faire leurs cours, ils écrivent eux-mêmes très peu. N’est-ce pas un
paradoxe ?
Michèle Monte : Je trouve effectivement très
dommage que les professeurs écrivent peu ou pas du tout, et pas
seulement les professeurs de français mais aussi ceux d’autres
disciplines. Le travail de l’écrit me paraît incontournable dans la
construction du savoir par un ou des sujets, et je pense que tout
enseignant devrait être un passeur d’écrit, qui comprenne pour les
avoir expérimentés les enjeux de l’écriture dans sa discipline et
qui sache mettre en place des situations de recherche et de création où
l’écrit soit posé explicitement à un moment ou à un autre comme un
outil et un matériau essentiel pour élaborer des problématiques,
produire des concepts, se confronter aux autres, argumenter ou
construire de nouveaux univers. Je pense aussi que si les enseignants écrivaient
sur leurs pratiques, tenaient un journal de bord, participaient avec
d’autres à des expérimentations pédagogiques donnant lieu à des
traces écrites, leur propre rapport au savoir et leur façon de se
situer par rapport à l’apprentissage de leurs élèves en seraient
radicalement changés.
N’y a t il pas,
à un moment donné, une ambiguïté sur le fait de faire écrire et
d’écrire soi-même ?
Odette et Michel
Neumayer : Cette apparente ambiguïté nous la vivons aussi bien à
la revue Filigranes (dont il faut également animer les séminaires),
qu'au D.U., ou que dans les stages du Groupe Français d'Éducation
Nouvelle.
Qu'on écrive soi-même ou qu'on anime, il s'agit d'arriver à faire
vibrer en soi l'écriture si l'on veut obtenir un résultat. Cette
disponibilité à l'écriture (la sienne propre, celle des autres) et à
ses surprises, n'est jamais acquise ! Écrire pour soi ou faire écrire
d'autres ? L'invention d'un atelier – même son animation -
sont autant une création que la conception ou le patient
polissage d'un texte. Socialement, il est vrai que l'un et l'autre n'ont
pas le même statut, qu'on ne les signe pas pareillement. Mais
l'engagement est le même. Et le risque pris souvent aussi.
C'est un peu comme si
nous étions maçons ou architectes : nous concevons et réalisons une
maison que nous n'habiterons pas… sinon en désirs et en projection
subjectives… Nous souhaitons qu'elle soit une vraie demeure,
accueillante, ouverte et lumineuse pour l'esprit.
Les
questions sont de
Sylvie Combe et de Gislaine Ariey
---------
Publications récentes :
Michèle Monte : Mesures et passages, une
approche énonciative de l'œuvre poétique de Philippe Jaccottet"
- Éditions Honoré Champion, Paris 2002.
Odette et Michel Neumayer :
Animer un atelier d'écriture
– Faire de l'écriture un bien partagé
- Éditions ESF, Paris 2003.
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