Construire des significations
à des mots existants...
Un entretien
avec Teresa ASSUDE,
membre du collectif de Filigranes, enseignante
et chercheur en didactique des mathématiques.
A propos
d'écriture en didactique des mathématiques
et d'écriture poétique
TA : En didactique ou en poésie quand j'essaie de
créer, il y a toujours un temps de maturation. Tout dépend de la manière
dont chacun vit le travail. Moi, je vis dans la lenteur en ce qui concerne
la création. Parfois j'ai l'impression que j'ai avancé, et quand je relis,
je m'aperçois que je n'ai pas avancé du tout. Je traîne, je traîne, ou
j'écris à quelqu'un ou je n'écris rien. Puis, un peu plus tard, cela peut
aller très vite. Les jours où je suis restée "sans rien faire", c'est une
période où quelque chose a mûri, mais qu'ai-je fait pour cela (à part me
donner le temps) ? Même s'il y a des choses que je ne comprends pas dans
la création, je pense que celle-ci n'est pas magique : le travail et la
volonté de créer y sont pour quelque chose.
MM : As-tu l'impression qu'alors les fils se nouent
plus facilement ? Qu'est-ce qui se passe quand tu reprends le lendemain ?
TA : J'ai l'impression que je vois mieux certaines
liaisons entre des éléments que je ne reliais pas avant. Je fais un
travail d'observation, d'expérimentation et d'analyse : c'est un travail
fait avec les mots sur des cahiers d'élèves, des manuels ou des
dispositifs d'expérimentation. Il y a toujours un contact avec un certain
matériel que je travaille d'un certain point de vue : or ce point de vue
peut varier.
Prenons ce tableau : je vois qu'il a une petite
ligne bleue. Je me demande pourquoi et je peux en rester là. Le lendemain,
je me lève, je regarde le tableau d'un autre point de vue, je revois cette
ligne et je comprends pourquoi elle peut être là et d'où elle vient. Ce
point de vue nouveau, ce n'est pas toujours le résultat d'un choix
explicite, c'est l'effet du regard qui se dirige vers un autre type de
détail, qui donne une autre dimension à ce que je regarde.
Mon écriture, soit théorique soit poétique, n'est
pas linéaire : je passe souvent par une mise en schéma, par une recherche
de structure que je retravaille, à laquelle je donne corps. Je fais
parfois des schémas que je laisse dans un coin et je les oublie. Quand je
reviens, je suis tout étonnée de voir que ce j'ai écrit prend du sens,
alors qu'avant cela ne m'avait pas tellement frappée. Je l'avais fait
pourtant, mais l'avais-je investi de sens ? Le regard des autres, par la
lecture et les critiques constructives, est aussi très important.
ON : N'y a t-il pas un sens et une conscience plus
aiguë de ce que tu as fait parce que tu as pris un point de vue différent
?
TA : Je crois beaucoup à la prégnance et à la
"puissance" des formes. Un arbre est "en puissance" dans une semence mais
celle-ci n'est pas encore l'arbre : les conditions de maturation et de
développement sont fondamentales. Prendre un autre point de vue peut créer
des conditions favorables à l'émergence de nouvelles significations. Le
temps est très important. Il y a le temps du travail conscient (mon projet
: je vais faire ceci ou cela) et ensuite le travail inconscient. Cette
dernière dimension est capitale soit dans l'écriture soit dans les
relations avec les gens : malgré nous, il se passe des choses. Parfois, je
m'amuse à penser le travail inconscient comme des changements de repères.
Nous avons tous un rapport au temps, aux formes et à l'espace qui nous
entoure. Ce rapport s'est construit progressivement, il ne nous était pas
donné au départ. Il se construit toujours par rapport à un repère.
Quand on brouille les repères, apparaissent des
choses nouvelles. Les axes par rapport auxquels nous nous construisons ne
sont plus les mêmes.
L'écriture
poétique entre secret et mystère
MN : Il me semble que tes textes tournent autour du
secret...
TA : Il n'y a pas un secret de la vie et de la mort,
mais un mystère de la vie et de la mort. C'est la question du mystère qui
est présente dans mes poèmes. C'est une interrogation. J'emploie peut-être
le mot "secret", mais c'est le mystère qui m'intéresse. Le secret peut
être là, mais le secret je peux le dire, tandis que le mystère je ne peux
pas le dire parce que je ne le connais pas. Mon interrogation de fond,
elle est là : le mystère de la vie, le mystère de la mort...
Ecriture
théorique, écriture poétique
TA : Il y a une différence dans la mesure où
j'essaie d'évincer (même s'il est présent) le sujet de / dans l'écriture
théorique, et de l'introduire dans l'écriture poétique. Encore une fois,
même s'il est présent dans les deux cas.
Je tiens à dire "je" dans les poèmes. Dans l'écriture théorique je dis
"on", "nous". Les deux écritures ne sont pas incompatibles.
Il ne faut pas les opposer. Je passe assez facilement de l'une à l'autre
et je n'y retrouve pas les mêmes choses.
Dans l'écriture poétique, je me métamorphose. Je suis mot, je suis
végétal, je suis pierre. Je veux dire ce que je serais si j'étais ceci ou
cela. Du même coup, par le fait de le dire, je suis aussi un peu cela. Je
suis végétal, minéral... En revanche, en didactique je ne suis pas l'objet
sur lequel je travaille. L'espace du sujet et l'espace de l'objet sont
bien différenciés. Dans le poème l'espace de l'objet n'est pas séparé de
l'espace du sujet.
Une autre différence, c'est la question de la validation. Mon écriture
poétique, je n'ai pas besoin de la valider. J'écris, je me dis ou ne me
dis pas à travers les mots. Le statut de la vérité n'est pas le même dans
l'une et dans l'autre des deux écritures.
MM : Mais le lecteur, tu en as besoin quand même...
TA : Ce n'est pas une question de lecteur. Je ne dis pas que je ne veux
pas qu'on me lise, puisque je publie ... Mais dans l'écriture théorique,
ce que je dis, il faut que je montre que c'est vrai. Dans l'écriture
poétique, je dis toujours quelque chose qui est "ma vérité", je n'ai pas à
prouver que c'est vrai. Le problème de la vérité se pose pour moi dans
l'écriture théorique, et non dans l'écriture poétique. Comment montrer que
les analyses théoriques que je fais sont pertinentes, adéquates au domaine
de réalité sur lequel je veux construire des connaissances, voilà la
question.
ON : Mais où serait alors la pertinence dans le
domaine poétique ?
TA : La question de la pertinence se poserait peut-être si je voulais être
poète de métier. Mais je n'ai pas fait ce choix de vivre de ma plume. Elle
se poserait peut-être en regard de la nécessité d'être publiée.
Est-ce pertinent que, dans mon écriture poétique, je sois une pierre ?
Pour moi, ça l'est. Quand j'écris une poésie, je ne pense pas
nécessairement au destinataire. La pertinence se joue donc par rapport à
moi. Dans l'écriture théorique, la pertinence des constructions théoriques
doit être validée par le destinataire, selon les normes en usage dans la
communauté des didacticiens. En ce sens, le destinataire est présent
tandis que, dans l'écriture poétique, il est absent. Je ne le veux pas
présent, parce que je ne veux pas m'embarrasser de lui.
Il y a certes dans l'écriture poétique un destinataire que je me forge un
peu, mais j'écris d'abord pour pouvoir être ce que d'habitude je ne peux
pas être. Je me forge à travers ces métamorphoses.
Comment faire des voyages à travers les mots... Je pense à Pessoa qui
disait "J'aime les paysages qui n'existent pas".
MM : L'interlocuteur privilégié, est-ce que ce ne
sont pas les autres poètes que tu lis, et qui eux définissent une autre
dimension de la pertinence ? En ce qui me concerne, j'ai l'impression que
ce n'est pas moi qui suis lectrice des poètes que j'aime, mais eux qui
lisent mes poèmes. Je pense donc qu'il y a bien une validation, d'un autre
ordre, qui n'est pas loin de la question de la vérité.
TA : C'est vrai que je travaille beaucoup avec l'un ou l'autre poète. Je
lis, je m'imprègne un peu, par ex. Ramos Rosa, ou Eugenio de Andrade. Ils
écrivent des poèmes que moi j'aimerais écrire...
Quelles
analogies entre écriture poétique
et écriture théorique ?
TA : Il y a les métaphores, les images, la nécessité
de trouver des mots et des phrases pour dire les schémas, parfois
d'inventer des mots parce que les mots, dans leur usage courant (celui de
la culture), ne sont pas adéquats au sens que je construis, sont englués
dans leur sens courant.
Dans les deux types d'écriture, j'aime construire des significations à des
mots existants, dans un sens plus éloigné que celui qu'ils ont d'habitude
pour telle ou telle institution (dont par ailleurs je fais partie), mais
je peux aller plus loin dans l'écriture poétique.
MM : Tu publies en français et / ou en portugais…
TA : J'ai commencé à écrire en portugais à cause du lien affectif avec les
mots. Le premier texte que j'ai écris en français pour FILIGRANES, ce
n'est pas un hasard si c'est celui du numéro "Belles théories, pures
fictions"... Je suis attachée affectivement aux mots de ma langue
maternelle mais maintenant je commence à lire des auteurs en français et
donc à m'attacher aux mots français.
Je signale que je n'écris pas la théorie en portugais. Dans le travail
scientifique, ma langue de travail est le français : comme s'il y avait
une langue scientifique, comme le latin autrefois. Dans l'écriture
poétique je ressens davantage le rythme, l'aspect visuel, musical des
images que je construis. Il y a des agencements de mots qui résonnent en
moi, par le sens que j'y mets, mais aussi par la musicalité. Ma pertinence
est là. Ce qui m'importe c'est cette résonance avec ce que je vis quand je
me métamorphose. Le vent qui me secoue quand je suis végétal, ou le
mouvement de la barque si je suis la mer. Il s'agit de ce que je peux être
quand je suis autre.
ON : Est-ce que ta métamorphose en chercheur n'est
pas du même ordre ?
TA : Dans le domaine de la théorie, cette métamorphose a toujours une
dimension sociale. Dans l'écriture poétique, elle est personnelle.
Interview réalisée en juin 1991
par Michèle MONTE, Odette et Michel NEUMAYER