20 ans 
d'ateliers d'écriture

entre partis pris et professionnalité
 

   
 

Odette et Michel NEUMAYER

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1.- Trois moments d'une histoire
... qui n'est pas finie

2.- Inventer, animer
et analyser des ateliers d'écriture

3.- Créativité, activité
et "efficacité dynamique"?

     
    "La théorie du poème est rebelle à dire" affirme Edouard Glissant. N'en va-t-il pas de même pour la théorie de l'atelier d'écriture?

La bataille du "Tous capables d'écrire!", engagée il y a deux décennies par les militants d'Éducation Nouvelle, est toujours actuelle, même si un certain engouement pour les ateliers d'écriture dans la France d'aujourd'hui pourrait laisser croire que ceux-ci, devenus pratique courante et reconnue, ont cessé d'être un enjeu. Le succès de ce qui s'apparente parfois à des "jeux d'écriture" n'occulte-t-il pas la question des enjeux de l'écriture? La diversité et la diversification des lieux et des techniques d'animation, jointes ici et là à une certaine ignorance de l'histoire des ateliers d'écriture n'entravent-elles pas une approche critique en gommant la complexité des engagements? Bref, la multiplication des ateliers d'écriture ne signe-t-elle pas une certaine crise de l'écriture en atelier?

Paradoxe! Au moment où l'accès à l'écriture est facilité, où le pouvoir d'écrire pourrait être partagé, celui-ci semble perdre de son attrait. L'exercice du pouvoir symbolique, lié jusqu'ici à la capacité de produire de l'écrit, semble se déplacer et s'alimenter d'objets nouveaux. Des formes inédites de domination symbolique s'installent, appuyées sur le développement de l'informatique, des techniques de pointe et autres "autoroutes de l'information". La communication pour tous, érigée en finalité, détourne une partie de l'inventivité humaine et engendre une inflation de messages: l'accent mis sur la quantité brouille la réflexion sur la qualité, ou plutôt sur la pertinence du contenu. Dans ce monde de la communication supposé ouvert au plus grand nombre, les rôles restent pourtant distribués comme à l'ancienne: la production et son contrôle restent entre les mains de quelques uns, quant à la grande masse, elle est cantonnée dans la réception et l'illusion du dialogue interactif.

Le développement des ateliers d'écriture pourrait être le signe d'une résistance à cette réalité contemporaine puisqu'il y circule une énergie créatrice, donc un potentiel transformateur. Mais à quoi cette énergie est-elle utilisée? Édouard Glissant, évoquant le rôle des littératures du sud et des pays antillais, dit: " [...] Nous n'avons pas encore appris à bouleverser nous-mêmes, à réformer, à faire trembler, comme par un tremblement de terre, l'écriture." A leur manière, les ateliers d'écriture ne pourraient-ils pas provoquer cette sorte de tremblement créatif, être un lieu où se renouvelle la réflexion sur le sens de l'activité d'écrire et sur les valeurs qu'on y associe? L'écriture en atelier ne serait-elle pas l'occasion de renouer avec le patrimoine littéraire pour se l'approprier, le tourner vers l'avenir, y enrichir son imaginaire?

Nous faisons écho à toutes ces questions dans les ateliers que nous inventons et animons à notre manière, sachant pertinemment que d'autres façons de faire existent ailleurs et en d'autres lieux. Pour ce qui nous concerne, nous nommerons ici les hypothèses qui ont fondé et fondent encore nos pratiques. Nous en donnerons des exemples et nous pointerons des évolutions, des récurrences, des points forts.

 

oOo

 

Avant de nous reconnaître comme inventeurs - animateurs d'ateliers d'écriture nous nous sommes longtemps vécus comme des francs-tireurs. Le regard des autres et surtout les commandes de formation reçues et renouvelées, nous ont peu à peu amenés à croire en notre propre expérience. Pour que celle-ci fasse du sens pour nous-mêmes, pour que nous passions de l'intuition informelle à l'expérience formalisée, lisible, il nous a fallu inventer des lieux pour la dire, pour l'écrire. Une mise en patrimoine s'est faite peu à peu de plaquette en plaquette. Parallèlement naissaient dans les parages du Groupe Français d'Education Nouvelle (GFEN) différentes revues d'écritures, parmi elles FILIGRANES publiée en Provence. Mais il faut se rendre à l'évidence que - sur le plan de l'édition, donc d'une diffusion à un public plus large - le militantisme ne paie pas et bien des recherches restent confidentielles. Certes, vingt ans d'obstination et de travail enrichissent intellectuellement et humainement mais ils ne donnent pas la publicité qu'apporte un livre en bonne et due forme publié chez un éditeur connu.

Il n'empêche que, pour avoir fréquenté des pionniers des ateliers d'écriture tels que Michel Cosem, Claire Yèche, Michel Ducom, Pierre Colin, et pour avoir à notre tour inventé nos propres ateliers, nous avons découvert l'immense territoire de l'écriture. Lecteurs de Jabès, de Blanchot, de Calvino, et d'autres ... nous avons été confortés dans l'idée que nous pouvions contribuer au développement d'une écriture dans laquelle toute sa place est faite à l'imaginaire, dans laquelle le non fini le dispute au fini, le fragment résiste à la volonté du tout dire; une écriture où le lecteur est pensé comme un partenaire solidaire de l'écrivain; une écriture qui est moins expression de soi qu'usage de soi usant de la langue!

Les ateliers d'écriture ne représentent qu'une partie de ce territoire, celle où le partage de ces savoirs passe par un "faire en commun". Ce domaine n'est pas sans partis pris. En ce qui nous concerne, les ateliers d'écriture ont été l'occasion de vérifier dans les faits que le pari sur l'intelligence et l'inventivité des hommes était non seulement nécessaire mais possible; que la question de la création traverse tous les champs de l'activité humaine; que l'articulation entre pratiques et valeurs est fondamentale pour qui se pose la question du sens de cette activité humaine. Si les ateliers d'écriture ont un avenir il est du côté du développement du lien social, de la transmission du patrimoine culturel et expérientiel, de l'analyse du travail, de la prise en compte de l'imaginaire comme vis à vis et contrepoint de la pensée gestionnaire dominante.

Notre témoignage est construit comme suit: d'abord un retour historico-subjectif sur 20 ans d'ateliers d'écriture; ensuite un regard sur le travail réel d'invention et d'animation, donc sur la professionnalité des animateurs; et pour conclure une ouverture sur la notion d'activité que nous préférons à celle de créativité.

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  • 1.- Trois moments
    d'une histoire ...
    qui n'est pas finie

Tout un livre serait nécessaire si l'on voulait rendre compte en détail de l'histoire des ateliers d'écriture inventés dans la mouvance de l'Éducation Nouvelle. Il faudrait en particulier revenir sur diverses publications aux titres évocateurs: "Réconcilier poésie et pédagogie " (1973 et 1980), "Du jeu poétique à l'écriture" (1976), "Anagremuses -Imaginaire et création dans un cours préparatoire" (1979), "Les ateliers d'écriture du GFEN" (1980) numéros spéciaux de la revue "Cahiers de poèmes" dirigée par Michel Cosem, mais aussi les livres "L'atelier d'écriture - le pouvoir d'écrire" et "ça conte - Conte et pédagogie" (Éditions Cahiers de poèmes) coordonnés par Pierre Colin.

Il faudrait donner à voir le débat interne qui a toujours accompagné l'invention d'ateliers d'écriture, insister sur la variété des angles d'attaque, d'une région à l'autre, d'un groupe local à l'autre, en dire plus sur la complémentarité des approches.

Au-delà de leur diversité formelle, les ateliers du GFEN ont en commun des options idéologiques identiques et stables:

- sur le plan du savoir: écriture et production de savoirs sont intimement liés; en écriture comme ailleurs, le savoir ne se transmet pas, il se construit.

- à propos de la création: le principe du "tous créateurs" vaut pour les enfants comme pour les adultes; ils sont, non pas égaux, mais "à parité" dans leur capacité à chercher et à construire des réponses aux questions que l'écriture pose.

- autour de la langue: l'écriture et le travail de la langue ne sont qu'un aspect d'une question plus large, celle de la culture entendue comme processus obstiné d'hominisation. Le travail de l'écrit est une des formes essentielles de la construction de la pensée et de la construction de la personne.

- autour des enjeux sociaux et institutionnels: par la pratique des ateliers d'écriture ce n'est pas le changement des institutions qui est prioritaire mais la transformation des sujets acteurs et partenaires de ces institutions.

Ces quelques lignes extraites du Manifeste du C.I.P.E. disent assez bien dans quel état d'esprit sont menés au G.F.E.N. les ateliers d'écriture: "L'écriture est la forme de pensée spécifique des temps historiques. Elle est donc nécessaire à chaque homme si nous voulons que l'histoire soit l'affaire de tous et non celle d'un petit nombre. Les ateliers d'écriture qui se développent en France [...] deviennent un enjeu de la bataille qui se mène autour de l'écriture: seront-ils le nouvel outil du rapt du pouvoir d'écrire qui s'est organisé dans la société depuis la naissance de l'écriture, ou deviendront-ils un lieu où chaque homme peut prendre conscience de son pouvoir créateur et de son identité?".

A notre avis, trois périodes pourraient se repérer dans l'histoire des ateliers d'écriture. Nous les présentons ici telles que nous les avons vécues, telles que notre expérience en Provence nous permet de les relater.

Les années
d'apprentissage

Deux ruptures caractérisent, à la fin des années 70, l'évolution de l'enseignement du français.

D'une part de nombreux chercheurs et de militants affirment qu'il est devenu urgent de modifier le paysage conceptuel des enseignants. Il s'agit d'élaborer un socle théorique nouveau à partir duquel des pratiques inédites peuvent être imaginées et légitimées. Les références aux sciences humaines se multiplient: sont évoquées aussi bien les structures du récit et du conte empruntées à l'analyse structurale que la notion de mythe élaborée par les anthropologues; sont utilisés aussi des concepts issus de la psychanalyse comme le symbolique, le réel et l'imaginaire, .

D'autre part s'exprime la volonté d'innover par le corpus. Dans la longue liste des textes lus en classe figure désormais en bonne place la création littéraire et artistique contemporaine: les emprunts au Nouveau Roman et à l'Oulipo se multiplient. Au GFEN, d'autres auteurs sont aussi travaillés: des poètes et prosateurs comme Norge, Michel Cosem et Simon Brest. La production de plasticiens est le point de départ d'ateliers.

Ces deux ruptures en appellent une troisième: il n'est plus question de se satisfaire de la seule contemplation / analyse / explication de textes, aussi beaux soient-ils. L'heure est au faire: faire soi-même (en tant qu'adulte, enseignant, animateur, éducateur) et faire faire à d'autres (élèves, étudiants, adultes en formation). La brochure "L'apprentissage du récit: Récit, Fiction, Rédaction." (GFEN Provence, 1982 ) est caractéristique de cette nouvelle donne: on y trouve le témoignage d'un groupe qui se veut collectif de réflexion se forgeant des outils et des démarches pédagogiques, mais aussi collectif qui écrit, se met en situation d'utiliser lui-même les dits outils et ose publier ses productions. "...Les enseignants ne sont pas seulement des "pédagos" et il n'est pas indifférent que se dise à travers les textes quelque chose de leurs désirs, de leur imaginaire, et que la dimension du "plaisir du texte" ne soit pas évacuée." y affirment A. Bellatorre et J-J. Dorio.

Les années MAFPEN, 
ou la décennie 80

Au début des années 80, la mise en place des MAFPEN (Mission Académique à la Formation des Personnels de l'Education Nationale) et notre acceptation d'y intervenir à mi-temps ou à temps plein va jouer un rôle d'accélérateur. Il nous devient possible de travailler avec des collègues sur une période plus longue qu'un week-end, en alternant moments d'écriture dans les classes et mises en commun lors des stages. Les ateliers d'écriture se "pédagogisent": des dispositifs sont inventés pour faire produire des textes complets, bouclés, écrits en groupes. Des concepts nouveaux sont explorés, tels que celui de "palimpseste", d'imaginaire, de mythe. L'écriture en atelier prend la forme d'un travail en projet. Les ateliers s'enchaînent, d'écriture en réécriture. Créer, c'est comme ouvrir un chantier pour s'approprier de manière active un patrimoine, une expérience humaine, des savoirs de tous ordres (en lecture, en grammaire, etc.).

Écrire
pour aller lire

Plus tard, les enquêtes sur l'illettrisme des jeunes et des adultes, nous amènent à envisager une nouvelle utilisation de l'atelier d'écriture: écrire pour aller lire nous semble une voie d'accès originale et féconde à la lecture. Nous retravaillons donc l'idée d'écrire dans les parages d'auteurs, non pas pour imiter ou parodier mais pour entrer dans leur univers, pour partager une expérience à partir de l'expérimentation de procédés qu'ils ont parfois nommés et formalisés. Nous empruntons à Aragon, Ponge, Queneau, Michaux, Handke et à bien d'autres et traduisons quelques-unes de leurs problématiques de création en consignes d'écriture.

La relation de parité qui s'installe entre "experts" (les auteurs consacrés) et "novices" (les participants à l'atelier) est une manière de décliner le principe de citoyenneté qui nous est cher.

Un atelier "Ecrire dans les parages de Raymond QUENEAU" est présenté ici.
Sa réédition dans une version augmentée est prévue pour l'automne 2002. 

Sortir
du champ littéraire

Dès cette époque nous avons recours aux ateliers d'écriture ailleurs qu'en classe de français. Dans nos stages à la MAFPEN et avec d'autres au GFEN, nous explorons ce que veut dire écrire en histoire, écrire en langue étrangère, écrire en sciences.

L'atelier qui suit, mêlant fiction et travail des concepts, s'est révélé être une hypothèse très fructueuse dans le cadre d'une réflexion sur le projet d'établissement. Il permettait à des équipes d'établissement de construire des savoirs en analyse systémique et de les mettre en oeuvre pour comprendre et transformer le terrain.

L'ATELIER "La Calanque: un écosystème"
est décrit ici. 

HYPOTHESE DE L'ATELIER : Et si construire son savoir c'était aller d'îlot en îlot, de fragment en fragment, de manière systémique, en un aller-retour incessant de la partie au tout, arpentant des territoires mentaux toujours provisoires où les frontières entre champ et hors champ ne sont pas tracées une fois pour toutes?

Les enjeux de cet atelier peuvent varier selon les lieux où il est animé:

1) Dans les Collèges en rénovation (depuis 1983): outil de lecture nouveau, pour se situer de manière dynamique et agissante dans la complexité des sous-systèmes qui régissent le fonctionnement d'un établissement scolaire.

2) Pour les équipes pluridisciplinaires: en finir avec l'idée stérile du "thème commun" engendrant la juxtaposition d'activités parcellaires; en revanche se donner des problématiques transversales - le concept de "système" par exemple - réinvestissables dans toutes les disciplines.

3) Pour les stages spécifiquement consacrés à l'écriture: nouer des liens entre écriture de fiction et théorie scientifique. Quelle commensurabilité entre la notion "d'écriture fragmentaire avec dispositif d'accueil de fragments" et celle d'approche systémique? Concevoir le texte comme un système...

 

Où en sommes-nous aujourd'hui?
Écriture et analyse du travail.

L'atelier "Calanque" marque une évolution profonde de nos ateliers d'écriture. Ceux-ci s'avèrent être des moments de formation privilégiés adaptables à toutes sortes de questions extérieures au champ littéraire, pour lesquelles il n'y a de réponses que progressivement construites et non données une fois pour toutes. Qu'il s'agisse par exemple du travail social ou de l'activité de production de biens et de services, des mutations sont à l'oeuvre. Comment les comprendre, comment les mettre en mots et convoquer l'imaginaire au même titre que d'autres types de rationalité? Quelle écriture de pratiques imaginer?

L'atelier d'écriture, tel que nous le concevons, est une situation ouverte qui rend possible la rencontre de l'expérience et des concepts; il favorise l'émergence d'une pensée du travail que les échanges oraux habituels trop fugaces ne permettent pas toujours d'élaborer. On retrouve, organisant les récits du travail, les métaphores qui structurent en profondeur les attitudes et les conduites des sujets. Développer consciemment ses propres métaphores, ne serait-ce pas tisser un discours dans lequel peuvent s'expliciter certaines stratégies jamais exprimées face au travail? Selon qu'un enseignant se voit plutôt en "chef d'orchestre" ou en "dompteur", les accessoires, les gestes, l'environnement, les rapports prennent une autre coloration et le sens donné au travail n'est pas le même, les valeurs sous-jacentes non plus.

Les "objets anthropologiques" tels que l'écart, la quête, le don, ou la marge, posés comme des problématiques dans nos ateliers d'écriture permettent aussi un autre regard sur le travail. Leur "reconnaissance" voulue, affirmée comme un des enjeux de ce type d'ateliers, est un facteur important d'émancipation mentale. Par l'écriture, un aller-retour s'installe du singulier au général, du subjectif au conceptuel, dans une démarche qui entend renouveler la relation entre discours théorique et témoignage concret, qu'il s'agisse du travail enseignant ou de tout autre.

Enfin l'écriture en atelier conduit à approfondir la notion de "formalisation". La "mise en forme", travail sur et dans la langue, fait apparaître en quoi tout acte de travail est toujours ponction ambiguë dans l'expérience de vie. Simultanément, la formalisation est la base d'une mise en patrimoine, productrice de lien social, avec ses dimensions autant individuelles que collectives.

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  • 2.- Inventer, animer et analyser
    des ateliers d'écriture

 

Faire un bilan des ateliers d'écriture, c'est aussi explorer en quoi consiste de l'intérieur, pour ceux qui le mènent, ce travail d'invention et d'animation.

Du militant au professionnel

L'animation d'ateliers d'écriture n'est pas, jusqu'à nouvel ordre, un métier reconnu. Elle serait plutôt considérée comme une occupation annexe pour des enseignants, des formateurs, des bibliothécaires, des écrivains, des travailleurs sociaux, etc. La multiplication des animations d'ateliers à l'initiative de toutes sortes d'acteurs invite à une réflexion déontologique, engage à mettre en place des repères de type professionnel, en un mot incite à discerner ce que pourraient être les contours d'une professionnalité en émergence.

Comme nous l'avons déjà dit, les ateliers d'écriture ont été pour nous des actes militants avant que nous ne les reconnaissions aussi comme des lieux de savoir-faire de type professionnel. Plusieurs faits nous ont contraints à mieux analyser les mutations dans lesquelles nous nous trouvions nous-mêmes engagés: citons notre présence à la Mafpen (13 années consacrées à la formation d'enseignants), mais aussi l'apparition de métiers nouveaux aux frontières de la formation, tels que intervenant, consultant, analyste du travail, etc. Notre position de "marginaux sécants", passant d'un public à un autre, travaillant dans et hors l'institution scolaire, nous a incités à accepter notre originalité et à mieux préciser ce qui fait notre spécificité, notre professionnalité .

Qu'est-ce que la professionnalité ?

La professionnalité est une métacompétence qui consiste à fonder, entretenir, développer, analyser, mettre en relation ses propres compétences et celles des personnes fréquentant le même environnement professionnel. Cela suppose la reconnaissance de sa propre position dans le champ professionnel et l'identification des marges de manoeuvre. La professionnalité n'est pas sans relation avec l'image de soi. Portée par un sujet, elle est une des formes conscientisées de l'usage de soi par soi et de l'usage de soi par d'autres (institutions, entreprises, etc.)

Développer sa professionnalité pourrait consister à diversifier les systèmes conceptuels qui servent de cadres à l'action. Ainsi, en ce qui nous concerne, les partis pris d'Éducation Nouvelle qui orientaient notre démarche (à savoir instituer des lieux où chacun puisse reprendre ses droits d'auteur, construire un autre rapport à la langue et s'installer en tant que personne dans son propre discours), sont toujours d'actualité mais s'y ajoute un terme nouveau, celui de qualité entendu dans le monde du travail comme exigence de clarté: savoir ce qu'on fait, pourquoi on le fait et savoir le dire.

Si nous cherchons à qualifier notre action et celle d'autres compagnons du GFEN nous pourrions avancer que:

a) inventer des ateliers d'écriture, c'est agir en chercheurs ou plutôt en praticiens-chercheurs en écriture et en pédagogie. Chaque atelier suppose, comme toute recherche, la formulation d'une hypothèse (ici sur l'écriture), la construction d'un dispositif expérimental (un cadre appuyé sur un ensemble de consignes pour produire de l'écrit), et l'élaboration d'un bilan (l'analyse du processus).

b) inventer des ateliers d'écriture, c'est aussi agir en créateurs. Chaque atelier inventé est un élément d'une "oeuvre" à la fois individuelle et collective. Les ateliers se suivent, se répondent, se dépassent les uns les autres. Des formes toujours nouvelles doivent être créées, puis socialisées. Tout atelier est un pari: passer d'une intuition, d'un désir à la réalisation d'une forme qui lui donne corps, qui est signée.

c) inventer des ateliers d'écriture, c'est agir en médiateurs. Les dispositifs proposés sont autant de passerelles vers l'écriture. C'est ainsi que nous avons fait découvrir à des centaines de personnes adultes, adolescents et enfants leur capacité à écrire et leur écriture même.

d) inventer, c'est enfin agir en militants. Mais qu'est-ce que militer? L'atelier d'écriture, mis au service d'une idée (le "TOUS CAPABLES", par exemple), est une manière de dimensionner cette idée, de la traduire en actes. Militer, c'est se donner les moyens, les pratiques concrètes qui permettent aux idées de se réaliser.

 

Les descripteurs de la professionnalité

Nommer les descripteurs d'une professionnalité représente à la fois un coup de force (découpage dans une réalité complexe) et une nécessité. Des observations éparpillées, dispersées dans le temps et l'espace, sont à rassembler. Pour les réunir, existe-t-il des catégories stables, valables dans tous les cas et pour tous types d'ateliers? Qui est le plus apte à les déterminer: les animateurs ou les experts?

Pour notre part, les descripteurs suivants nous semblent provisoirement les plus opératoires. Ils sont comme une grille de lecture du travail des animateurs:

  • Comment naît l'idée même d'inventer un atelier: commande extérieure, auto-prescription, etc.?

  • Comment passe-t-on de l'intuition d'un atelier à l'énoncé de sa problématique?

  • Comment se formulent les consignes et quels en sont les effets attendus?

  • Selon quelle nécessité ou logique s'enchaînent les différentes phases d'un atelier? Et selon quelle dynamique s'enchaînent les ateliers dans un stage?

  • Comment est pensé le dispositif d'évaluation avant, pendant, après l'atelier?

  • Quels sont les concepts auxquels le formateur a recours pour se donner les moyens d'une analyse efficace et adaptée aux circonstances?

  • Comment sur le terrain se noue le contact entre animateurs et participants: travail de légitimation, place du relationnel, place des concepts?

  • Comment sont gérées les productions dans et après l'atelier d'écriture?

  • Quels référents littéraires ou autres sont utilisés et à quel moment?

  • Quel est le comportement observable des animateurs pendant l'atelier?

  • etc.

Dressant cette liste, nous avons bien conscience qu'elle est incomplète et non exempte d'arbitraire. Elle laisse dans l'ombre une large part du contexte de l'atelier, que nous appellerons la situation de travail de l'animateur. En effet, analyser une animation d'atelier suppose que le contexte institutionnel dans lequel l'atelier prend place soit analysé comme un des déterminants. Le travail d'animation est toujours le résultat d'une rencontre, d'une négociation entre un sujet (l'animateur avec son histoire, sa formation, son rapport à la création, son expérience, ses valeurs, etc.) et une institution. Cette institution, qu'elle soit militante ou non, définit un cadre de fonctionnement, des normes, des valeurs, des projets. Dans certains cas, elle passe même commande, prescrit, achète un travail et attend des résultats.

Le sort des productions, la signature

Encourager la production d'écrits ne va pas sans poser la question du devenir des textes après l'atelier et du devenir-écrivant des participants. Le principe même du "Tous capables" crée l'obligation de prendre en compte les productions et d'ouvrir le débat sur le retravail des textes, leur conservation et leur ultérieure mise en circulation. C'est toujours un moment de vérité où l'on vérifie si les participants ont admis l'idée du "Tous capables". C'est aussi un moment de prise de conscience que l'activité d'écriture ne se clôt pas avec la fin de l'atelier ou du texte.

Une nouvelle étape se profile: celle de la socialisation, de la rencontre avec des lecteurs hors atelier. Est-on prêt à laisser le texte vivre sa vie? Si on admet qu'il y a lecteur, on admet qu'il y auteur et donc ceci renvoie à la nécessité de signer pour assumer la cohérence du texte. Car "la signature n'est pas l'appendice personnalisé d'un discours, mais, comme l'indique J.Rancière, la marque de son identité, le nom propre qui met ensemble des noms propres et des noms communs, les mots et les choses, l'ordre des êtres parlants et celui des objets de connaissance."

 

Publier en revues

Nos prédécesseurs "revuistes" et animateurs d'ateliers d'écriture (Michel Cosem, fondateur de Encres Vives, Michel Lac, directeur de Rivaginaires, Michel Ducom, éditeur de Glyphes, Pierre Colin, responsable de Cahiers de Poèmes) avaient compris avant nous l'importance des revues pour accueillir des textes nouveaux sans les délais ni la lourdeur de l'édition classique. Ces revues ont été des lieux de projet collectif où penser l'après-atelier.

Aussi, dès 1984, nous avons créé en Provence Filigranes, Revue d'écritures. Notre visée était (est toujours) de "donner corps à un pari, celui de publier prioritairement des textes inédits, le travail d'écrivains encore anonymes, ou que le marché de l'édition méconnaît". Reprenant l'expression de Jean Dubuffet, nous voulons promouvoir les "hommes du commun à l'ouvrage".

La revue publie en novembre 1995 son 33ème numéro. La preuve est faite de la viabilité économique de ce type de projet éditorial (même si l'équilibre financier est toujours fragile). Chaque numéro est construit autour d'un thème polysémique et inducteur qui nomme une dimension possible et métaphorique de l'acte d'écrire. Citons à titre d'exemple parmi les dernières livraisons: "Au pied de la lettre", "Les faux-pas du temps", "Figures du détour". L'existence même du thème fédérateur incite le lecteur à porter son attention plus sur l'écriture que sur l'identité ou la notoriété des auteurs, ce qui permet d'accueillir toutes sortes de textes. Autant de textes réunis, autant de manières de décliner un même motif, de le mettre en mots. La possibilité offerte au lecteur de les comparer rend caduque la croyance en la qualité intrinsèque des textes. Comme dans les ateliers, c'est l'environnement, la confrontation avec les autres textes qui leur donne leur valeur. De texte en texte se nouent des fils qui les rendent lisibles.

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  • 3.- Créativité ou activité
    et "efficacité dynamique"?

Nous n'avons pas encore abordé de front la notion de "créativité" et cela mérite une explication. En effet, cette notion souvent invoquée est rarement définie avec précision. On trouve par exemple: "disposition à créer qui existe à l'état potentiel chez tout individu et à tous les âges. Étroitement dépendante du milieu socioculturel, cette tendance naturelle à se réaliser nécessite des conditions favorables pour s'exprimer." (Dictionnaire de la psychologie, Larousse) Elle est associée à "imaginaire". On parle de la créativité comme "d'un regard vers l'avant" ou comme "maîtrise productive de tâches concrètes".

Ces définitions ne semblent que partiellement opératoires, voire fortement contestables quand elles accréditent l'idée d'une disposition "naturelle" qui serait simplement à stimuler! Il est plus fécond en revanche de prendre appui sur les notions "d'activité" et "d'efficacité dynamique" pour comprendre ce qui est en jeu dans un atelier d'écriture.

L'activité

Nous avons tenté dans notre exposé de mettre en lumière à notre manière l'imbrication de ces trois étages constitutifs de l'activité dont Jean-Yves Rochex, relisant Léontiev dit qu'il ne s'agit pas "d'éléments ou de registres juxtaposés ou indépendants les uns et des autres, mais de différenciations internes, indissociables, dont les rapports, les tensions et les discordances produisent et caractérisent le mouvement de l'activité". Ces trois étages sont ceux de l'action (l'action d'écrire vue comme projet et anticipation d'un résultat), du processus (ensemble d'opérations, mise en oeuvre d'outils et techniques d'écriture au service d'un but - produire un texte -, en fonction de contraintes matérielles), et des mobiles ou motifs (ce qui incite le sujet à écrire). La spécificité de l'atelier d'écriture tient dans le fait que ces trois étages de l'activité y sont mis en scène (théâtralité de cette situation), explicités et différenciés autant que possible (analyse réflexive, écritures d'accompagnement, etc.). La qualité d'un atelier d'écriture tient à notre avis dans la conscience qu'animateurs et participants ont de l'activité et des tensions qui existent entre ces différents registres.

L'efficacité dynamique

Un atelier réussi est donc un atelier où les uns et les autres progressent dans la découverte de leur fonctionnement de sujets, c'est-à-dire de leur subjectivité. Cette dernière n'est plus alors ce "moi singulier" supposé déjà constitué, en attente de mots pour se dire de manière plus ou moins originale, mais un processus psychique de mise en relation dynamique. Là où les théories de la créativité s'appuient sur la notion de "disposition" (notion dangereuse car statique, n'envisageant que le donné, ou l'inné) nous préférons parler de dynamique psychique, de mise en mouvement par le biais d'un dispositif. Nous revendiquons pour nos ateliers la notion "d'efficacité dynamique" empruntée à Yves Clot avec ses deux dimensions de développement "proximal" (en référence à Vygotski) c'est-à-dire enrichissement par des savoirs et savoir faire nouveaux et de dépassement, c'est-à-dire projection, acceptation de passer du connu à l'inconnu.

Les enjeux de l'écriture en atelier tiennent moins pour nous dans la production d'oeuvres nouvelles, inédites, supposées être le fruit de la "créativité" des sujets, que dans la formulation par chacun d'objets de travail nouveaux, toujours imprévisibles et imprédictibles. Par exemple, transformer tel ou tel aspect de son rapport à l'écriture, traiter par l'écriture telle ou telle question existentielle relevant du rapport au monde, aux êtres, à la vie, penser autrement son métier, etc. C'est souvent dans les propos tenus pendant ou après l'atelier que se dessinent des résolutions prises qui dépassent largement l'ici et maintenant de l'atelier. Il n'est pas rare qu'il faille plusieurs années pour que les effets du tremblement amorcé dans certains ateliers fassent écho et nous soient signifiés.

A l'issue d'un atelier, personne n'affirme avec certitude savoir mieux écrire, mais chacun a fait au sens fort l'expérience de l'écriture, chacun s'est exposé à elle et en a tiré un rapport nouveau, des interrogations nouvelles. Quelle théorie pourrait rendre compte de cette complexité ?

O.+M. Neumayer

 

Ce texte est paru
dans la revue
Pratiques
(Metz)
 


N° 89 "Écriture et créativité" (mars 96)

 

 
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Dernière modification : 16 novembre 2010