La bataille du "Tous capables
d'écrire!", engagée il y a deux décennies
par les militants d'Éducation Nouvelle, est toujours actuelle,
même si un certain engouement pour les ateliers d'écriture
dans la France d'aujourd'hui pourrait laisser croire que ceux-ci,
devenus pratique courante et reconnue, ont cessé d'être
un enjeu. Le succès de ce qui s'apparente parfois à
des "jeux d'écriture" n'occulte-t-il pas la question
des enjeux de l'écriture? La diversité et la diversification
des lieux et des techniques d'animation, jointes ici et là
à une certaine ignorance de l'histoire des ateliers d'écriture
n'entravent-elles pas une approche critique en gommant la complexité
des engagements? Bref, la multiplication des ateliers d'écriture
ne signe-t-elle pas une certaine crise de l'écriture en
atelier?
Paradoxe! Au moment où l'accès
à l'écriture est facilité, où le pouvoir
d'écrire pourrait être partagé, celui-ci semble
perdre de son attrait. L'exercice du pouvoir symbolique, lié
jusqu'ici à la capacité de produire de l'écrit,
semble se déplacer et s'alimenter d'objets nouveaux. Des
formes inédites de domination symbolique s'installent,
appuyées sur le développement de l'informatique,
des techniques de pointe et autres "autoroutes de l'information".
La communication pour tous, érigée en finalité,
détourne une partie de l'inventivité humaine et
engendre une inflation de messages: l'accent mis sur la quantité
brouille la réflexion sur la qualité, ou plutôt
sur la pertinence du contenu. Dans ce monde de la communication
supposé ouvert au plus grand nombre, les rôles restent
pourtant distribués comme à l'ancienne: la production
et son contrôle restent entre les mains de quelques uns,
quant à la grande masse, elle est cantonnée dans
la réception et l'illusion du dialogue interactif.
Le développement des ateliers
d'écriture pourrait être le signe d'une résistance
à cette réalité contemporaine puisqu'il y
circule une énergie créatrice, donc un potentiel
transformateur. Mais à quoi cette énergie est-elle
utilisée? Édouard Glissant, évoquant le rôle
des littératures du sud et des pays antillais, dit:
" [...] Nous n'avons pas encore appris à bouleverser
nous-mêmes, à réformer, à faire trembler,
comme par un tremblement de terre, l'écriture." A
leur manière, les ateliers d'écriture ne pourraient-ils
pas provoquer cette sorte de tremblement créatif, être
un lieu où se renouvelle la réflexion sur le sens
de l'activité d'écrire et sur les valeurs qu'on
y associe? L'écriture en atelier ne serait-elle pas l'occasion
de renouer avec le patrimoine littéraire pour se l'approprier,
le tourner vers l'avenir, y enrichir son imaginaire?
Nous faisons écho à
toutes ces questions dans les ateliers que nous inventons et animons
à notre manière, sachant pertinemment que d'autres
façons de faire existent ailleurs et en d'autres lieux.
Pour ce qui nous concerne, nous nommerons ici les hypothèses
qui ont fondé et fondent encore nos pratiques. Nous en
donnerons des exemples et nous pointerons des évolutions,
des récurrences, des points forts.
oOo
Avant de nous reconnaître
comme inventeurs - animateurs d'ateliers d'écriture nous
nous sommes longtemps vécus comme des francs-tireurs. Le
regard des autres et surtout les commandes de formation reçues
et renouvelées, nous ont peu à peu amenés
à croire en notre propre expérience. Pour que celle-ci
fasse du sens pour nous-mêmes, pour que nous passions de
l'intuition informelle à l'expérience formalisée,
lisible, il nous a fallu inventer des lieux pour la dire, pour
l'écrire. Une mise en patrimoine s'est faite peu à
peu de plaquette en plaquette. Parallèlement naissaient
dans les parages du Groupe Français d'Education Nouvelle
(GFEN) différentes revues d'écritures, parmi elles FILIGRANES publiée en Provence. Mais il faut
se rendre à l'évidence que - sur le plan de l'édition,
donc d'une diffusion à un public plus large - le militantisme
ne paie pas et bien des recherches restent confidentielles. Certes,
vingt ans d'obstination et de travail enrichissent intellectuellement
et humainement mais ils ne donnent pas la publicité qu'apporte
un livre en bonne et due forme publié chez un éditeur
connu.
Il n'empêche que, pour avoir
fréquenté des pionniers des ateliers d'écriture
tels que Michel Cosem, Claire Yèche, Michel Ducom, Pierre
Colin, et pour avoir à notre tour inventé nos propres
ateliers, nous avons découvert l'immense territoire de
l'écriture. Lecteurs de Jabès, de Blanchot, de Calvino,
et d'autres ... nous avons été confortés
dans l'idée que nous pouvions contribuer au développement
d'une écriture dans laquelle toute sa place est faite à
l'imaginaire, dans laquelle le non fini le dispute au fini, le
fragment résiste à la volonté du tout dire;
une écriture où le lecteur est pensé comme
un partenaire solidaire de l'écrivain; une écriture
qui est moins expression de soi qu'usage de soi usant de la langue!
Les ateliers d'écriture
ne représentent qu'une partie de ce territoire, celle où
le partage de ces savoirs passe par un "faire en commun".
Ce domaine n'est pas sans partis pris. En ce qui nous concerne,
les ateliers d'écriture ont été l'occasion
de vérifier dans les faits que le pari sur l'intelligence
et l'inventivité des hommes était non seulement
nécessaire mais possible; que la question de la création
traverse tous les champs de l'activité humaine; que l'articulation
entre pratiques et valeurs est fondamentale pour qui se pose la
question du sens de cette activité humaine. Si les ateliers
d'écriture ont un avenir il est du côté du
développement du lien social, de la transmission du patrimoine
culturel et expérientiel, de l'analyse du travail, de la
prise en compte de l'imaginaire comme vis à vis et contrepoint
de la pensée gestionnaire dominante.
Notre témoignage est construit
comme suit: d'abord un retour historico-subjectif sur 20 ans d'ateliers
d'écriture; ensuite un regard sur le travail réel
d'invention et d'animation, donc sur la professionnalité
des animateurs; et pour conclure une ouverture sur la notion d'activité
que nous préférons à celle de créativité.
(retour au sommet)
-
1.- Trois moments
d'une histoire ...
qui n'est pas finie
Tout un livre serait nécessaire
si l'on voulait rendre compte en détail de l'histoire des
ateliers d'écriture inventés dans la mouvance de
l'Éducation Nouvelle. Il faudrait en particulier revenir
sur diverses publications aux titres évocateurs: "Réconcilier
poésie et pédagogie " (1973 et 1980), "Du
jeu poétique à l'écriture" (1976),
"Anagremuses -Imaginaire et création dans un cours
préparatoire" (1979), "Les ateliers d'écriture
du GFEN" (1980) numéros spéciaux de la
revue "Cahiers de poèmes" dirigée par
Michel Cosem, mais aussi les livres "L'atelier d'écriture
- le pouvoir d'écrire" et "ça
conte - Conte et pédagogie" (Éditions Cahiers de poèmes) coordonnés
par Pierre Colin.
Il faudrait donner à voir
le débat interne qui a toujours accompagné
l'invention d'ateliers d'écriture, insister sur la variété
des angles d'attaque, d'une région à l'autre,
d'un groupe local à l'autre, en dire plus sur la complémentarité
des approches.
Au-delà de leur diversité
formelle, les ateliers du GFEN ont en commun des options idéologiques
identiques et stables:
- sur le plan du savoir: écriture
et production de savoirs sont intimement liés; en écriture
comme ailleurs, le savoir ne se transmet pas, il se construit.
- à propos de la création:
le principe du "tous créateurs" vaut pour les
enfants comme pour les adultes; ils sont, non pas égaux,
mais "à parité" dans leur capacité
à chercher et à construire des réponses aux
questions que l'écriture pose.
- autour de la langue: l'écriture
et le travail de la langue ne sont qu'un aspect d'une question
plus large, celle de la culture entendue comme processus obstiné
d'hominisation. Le travail de l'écrit est une des formes
essentielles de la construction de la pensée et de la construction
de la personne.
- autour des enjeux sociaux et
institutionnels: par la pratique des ateliers d'écriture
ce n'est pas le changement des institutions qui est prioritaire
mais la transformation des sujets acteurs et partenaires de ces
institutions.
Ces quelques lignes extraites du
Manifeste du C.I.P.E. disent assez bien dans quel état
d'esprit sont menés au G.F.E.N. les ateliers d'écriture: "L'écriture est la forme de pensée spécifique
des temps historiques. Elle est donc nécessaire à
chaque homme si nous voulons que l'histoire soit l'affaire de
tous et non celle d'un petit nombre. Les ateliers d'écriture
qui se développent en France [...] deviennent un enjeu
de la bataille qui se mène autour de l'écriture:
seront-ils le nouvel outil du rapt du pouvoir d'écrire
qui s'est organisé dans la société depuis
la naissance de l'écriture, ou deviendront-ils un lieu
où chaque homme peut prendre conscience de son pouvoir
créateur et de son identité?".
A notre avis, trois périodes
pourraient se repérer dans l'histoire des ateliers d'écriture.
Nous les présentons ici telles que nous les avons vécues,
telles que notre expérience en Provence nous permet de
les relater.
Les années
d'apprentissage
Deux ruptures caractérisent,
à la fin des années 70, l'évolution de l'enseignement
du français.
D'une part de nombreux chercheurs
et de militants affirment qu'il est devenu urgent de modifier
le paysage conceptuel des enseignants. Il s'agit d'élaborer
un socle théorique nouveau à partir duquel des pratiques
inédites peuvent être imaginées et légitimées.
Les références aux sciences humaines se multiplient:
sont évoquées aussi bien les structures du récit
et du conte empruntées à l'analyse structurale que
la notion de mythe élaborée par les anthropologues;
sont utilisés aussi des concepts issus de la psychanalyse
comme le symbolique, le réel et l'imaginaire, .
D'autre part s'exprime la volonté
d'innover par le corpus. Dans la longue liste des textes lus en
classe figure désormais en bonne place la création
littéraire et artistique contemporaine: les emprunts au
Nouveau Roman et à l'Oulipo se multiplient. Au GFEN, d'autres
auteurs sont aussi travaillés: des poètes et prosateurs
comme Norge, Michel Cosem et Simon Brest. La production de plasticiens
est le point de départ d'ateliers.
Ces deux ruptures en appellent
une troisième: il n'est plus question de se satisfaire
de la seule contemplation / analyse / explication de textes, aussi
beaux soient-ils. L'heure est au faire: faire soi-même
(en tant qu'adulte, enseignant, animateur, éducateur) et
faire faire à d'autres (élèves, étudiants,
adultes en formation). La brochure "L'apprentissage du
récit: Récit, Fiction, Rédaction."
(GFEN Provence, 1982 ) est caractéristique de cette
nouvelle donne: on y trouve le témoignage d'un groupe qui
se veut collectif de réflexion se forgeant des outils et
des démarches pédagogiques, mais aussi collectif
qui écrit, se met en situation d'utiliser lui-même
les dits outils et ose publier ses productions. "...Les
enseignants ne sont pas seulement des "pédagos"
et il n'est pas indifférent que se dise à travers
les textes quelque chose de leurs désirs, de leur imaginaire,
et que la dimension du "plaisir du texte" ne soit pas
évacuée." y affirment A. Bellatorre et
J-J. Dorio.
Les années
MAFPEN,
ou la décennie 80
Au début des années
80, la mise en place des MAFPEN (Mission Académique à
la Formation des Personnels de l'Education Nationale) et notre
acceptation d'y intervenir à mi-temps ou à temps
plein va jouer un rôle d'accélérateur. Il
nous devient possible de travailler avec des collègues
sur une période plus longue qu'un week-end, en alternant
moments d'écriture dans les classes et mises en commun
lors des stages. Les ateliers d'écriture se "pédagogisent":
des dispositifs sont inventés pour faire produire des textes
complets, bouclés, écrits en groupes. Des concepts
nouveaux sont explorés, tels que celui de "palimpseste",
d'imaginaire, de mythe. L'écriture en atelier prend la
forme d'un travail en projet. Les ateliers s'enchaînent,
d'écriture en réécriture. Créer, c'est
comme ouvrir un chantier pour s'approprier de manière active
un patrimoine, une expérience humaine, des savoirs de tous
ordres (en lecture, en grammaire, etc.).
Écrire
pour aller lire
Plus tard, les enquêtes sur
l'illettrisme des jeunes et des adultes, nous amènent à
envisager une nouvelle utilisation de l'atelier d'écriture:
écrire pour aller lire nous semble une voie d'accès
originale et féconde à la lecture. Nous retravaillons
donc l'idée d'écrire dans les parages d'auteurs,
non pas pour imiter ou parodier mais pour entrer dans leur univers,
pour partager une expérience à partir de l'expérimentation
de procédés qu'ils ont parfois nommés et
formalisés. Nous empruntons à Aragon, Ponge, Queneau,
Michaux, Handke et à bien d'autres et traduisons quelques-unes
de leurs problématiques de création en consignes
d'écriture.
La relation de parité qui
s'installe entre "experts" (les auteurs consacrés)
et "novices" (les participants à l'atelier) est
une manière de décliner le principe de citoyenneté
qui nous est cher.
Un atelier "Ecrire dans les parages
de Raymond QUENEAU" est présenté ici.
Sa réédition dans une version augmentée est prévue pour l'automne
2002.
Sortir
du champ littéraire
Dès cette époque
nous avons recours aux ateliers d'écriture ailleurs qu'en
classe de français. Dans nos stages à la MAFPEN
et avec d'autres au GFEN, nous explorons ce que veut dire écrire
en histoire, écrire en langue étrangère,
écrire en sciences.
L'atelier qui suit, mêlant
fiction et travail des concepts, s'est révélé
être une hypothèse très fructueuse dans le
cadre d'une réflexion sur le projet d'établissement.
Il permettait à des équipes d'établissement
de construire des savoirs en analyse systémique et de les
mettre en oeuvre pour comprendre et transformer le terrain.
L'ATELIER "La Calanque: un écosystème"
est décrit ici.
HYPOTHESE DE L'ATELIER : Et si construire
son savoir c'était aller d'îlot en îlot, de
fragment en fragment, de manière systémique, en
un aller-retour incessant de la partie au tout, arpentant des
territoires mentaux toujours provisoires où les frontières
entre champ et hors champ ne sont pas tracées une fois
pour toutes?
Les enjeux de cet atelier peuvent varier
selon les lieux où il est animé:
1) Dans les Collèges en rénovation
(depuis 1983): outil de lecture nouveau, pour se situer de manière
dynamique et agissante dans la complexité des sous-systèmes
qui régissent le fonctionnement d'un établissement
scolaire.
2) Pour les équipes pluridisciplinaires:
en finir avec l'idée stérile du "thème
commun" engendrant la juxtaposition d'activités parcellaires;
en revanche se donner des problématiques transversales
- le concept de "système" par exemple - réinvestissables
dans toutes les disciplines.
3) Pour les stages spécifiquement
consacrés à l'écriture: nouer des liens entre
écriture de fiction et théorie scientifique. Quelle
commensurabilité entre la notion "d'écriture
fragmentaire avec dispositif d'accueil de fragments" et celle
d'approche systémique? Concevoir le texte comme un système...
Où en sommes-nous
aujourd'hui?
Écriture et analyse du
travail.
L'atelier "Calanque"
marque une évolution profonde de nos ateliers d'écriture. Ceux-ci s'avèrent être des moments de formation
privilégiés adaptables à toutes sortes de
questions extérieures au champ littéraire, pour
lesquelles il n'y a de réponses que progressivement construites
et non données une fois pour toutes. Qu'il s'agisse par
exemple du travail social ou de l'activité de production
de biens et de services, des mutations sont à l'oeuvre.
Comment les comprendre, comment les mettre en mots et convoquer
l'imaginaire au même titre que d'autres types de rationalité?
Quelle écriture de pratiques imaginer?
L'atelier d'écriture, tel
que nous le concevons, est une situation ouverte qui rend possible
la rencontre de l'expérience et des concepts; il favorise
l'émergence d'une pensée du travail que les échanges
oraux habituels trop fugaces ne permettent pas toujours d'élaborer.
On retrouve, organisant les récits du travail, les
métaphores qui structurent en profondeur les attitudes
et les conduites des sujets. Développer consciemment ses
propres métaphores, ne serait-ce pas tisser un discours
dans lequel peuvent s'expliciter certaines stratégies jamais
exprimées face au travail? Selon qu'un enseignant se voit
plutôt en "chef d'orchestre" ou en "dompteur",
les accessoires, les gestes, l'environnement, les rapports prennent
une autre coloration et le sens donné au travail n'est
pas le même, les valeurs sous-jacentes non plus.
Les "objets anthropologiques"
tels que l'écart, la quête, le don, ou la marge,
posés comme des problématiques dans nos ateliers
d'écriture permettent aussi un autre regard sur le travail.
Leur "reconnaissance" voulue, affirmée comme
un des enjeux de ce type d'ateliers, est un facteur important
d'émancipation mentale. Par l'écriture, un aller-retour
s'installe du singulier au général, du subjectif
au conceptuel, dans une démarche qui entend renouveler
la relation entre discours théorique et témoignage
concret, qu'il s'agisse du travail enseignant ou de tout autre.
Enfin l'écriture en atelier
conduit à approfondir la notion de "formalisation".
La "mise en forme", travail sur et dans la langue, fait
apparaître en quoi tout acte de travail est toujours ponction
ambiguë dans l'expérience de vie. Simultanément,
la formalisation est la base d'une mise en patrimoine, productrice
de lien social, avec ses dimensions autant individuelles que collectives.
(retour
au sommet)
Faire un bilan des ateliers d'écriture,
c'est aussi explorer en quoi consiste de l'intérieur,
pour ceux qui le mènent, ce travail d'invention
et d'animation.
Du militant au professionnel
L'animation d'ateliers d'écriture
n'est pas, jusqu'à nouvel ordre, un métier reconnu.
Elle serait plutôt considérée comme une occupation
annexe pour des enseignants, des formateurs, des bibliothécaires,
des écrivains, des travailleurs sociaux, etc. La multiplication
des animations d'ateliers à l'initiative de toutes sortes
d'acteurs invite à une réflexion déontologique,
engage à mettre en place des repères de type professionnel,
en un mot incite à discerner ce que pourraient être
les contours d'une professionnalité en émergence.
Comme nous l'avons déjà
dit, les ateliers d'écriture ont été pour
nous des actes militants avant que nous ne les reconnaissions
aussi comme des lieux de savoir-faire de type professionnel.
Plusieurs faits nous ont contraints à mieux analyser les
mutations dans lesquelles nous nous trouvions nous-mêmes
engagés: citons notre présence à la Mafpen
(13 années consacrées à la formation d'enseignants),
mais aussi l'apparition de métiers nouveaux aux frontières
de la formation, tels que intervenant, consultant, analyste du
travail, etc. Notre position de "marginaux sécants",
passant d'un public à un autre, travaillant dans et hors
l'institution scolaire, nous a incités à accepter
notre originalité et à mieux préciser ce
qui fait notre spécificité, notre professionnalité
.
Qu'est-ce que la professionnalité
?
La professionnalité est
une métacompétence qui consiste à fonder,
entretenir, développer, analyser, mettre en relation ses
propres compétences et celles des personnes fréquentant
le même environnement professionnel. Cela suppose la reconnaissance
de sa propre position dans le champ professionnel et l'identification
des marges de manoeuvre. La professionnalité n'est pas
sans relation avec l'image de soi. Portée par un sujet,
elle est une des formes conscientisées de l'usage de soi
par soi et de l'usage de soi par d'autres (institutions, entreprises,
etc.)
Développer sa professionnalité
pourrait consister à diversifier les systèmes conceptuels
qui servent de cadres à l'action. Ainsi, en ce qui nous
concerne, les partis pris d'Éducation Nouvelle qui orientaient
notre démarche (à savoir instituer des lieux où
chacun puisse reprendre ses droits d'auteur, construire un autre
rapport à la langue et s'installer en tant que personne
dans son propre discours), sont toujours d'actualité mais
s'y ajoute un terme nouveau, celui de qualité entendu
dans le monde du travail comme exigence de clarté: savoir
ce qu'on fait, pourquoi on le fait et savoir le dire.
Si nous cherchons à qualifier
notre action et celle d'autres compagnons du GFEN nous pourrions
avancer que:
a) inventer des ateliers d'écriture,
c'est agir en chercheurs ou plutôt en praticiens-chercheurs
en écriture et en pédagogie. Chaque atelier suppose,
comme toute recherche, la formulation d'une hypothèse (ici
sur l'écriture), la construction d'un dispositif expérimental
(un cadre appuyé sur un ensemble de consignes pour produire
de l'écrit), et l'élaboration d'un bilan (l'analyse
du processus).
b) inventer des ateliers d'écriture,
c'est aussi agir en créateurs. Chaque atelier inventé
est un élément d'une "oeuvre" à
la fois individuelle et collective. Les ateliers se suivent, se
répondent, se dépassent les uns les autres. Des
formes toujours nouvelles doivent être créées,
puis socialisées. Tout atelier est un pari: passer d'une
intuition, d'un désir à la réalisation d'une
forme qui lui donne corps, qui est signée.
c) inventer des ateliers d'écriture,
c'est agir en médiateurs. Les dispositifs proposés
sont autant de passerelles vers l'écriture. C'est ainsi
que nous avons fait découvrir à des centaines de
personnes adultes, adolescents et enfants leur capacité
à écrire et leur écriture même.
d) inventer, c'est enfin agir en
militants. Mais qu'est-ce que militer? L'atelier d'écriture,
mis au service d'une idée (le "TOUS CAPABLES",
par exemple), est une manière de dimensionner cette idée,
de la traduire en actes. Militer, c'est se donner les moyens,
les pratiques concrètes qui permettent aux idées
de se réaliser.
Les descripteurs de la professionnalité
Nommer les descripteurs d'une professionnalité
représente à la fois un coup de force (découpage
dans une réalité complexe) et une nécessité.
Des observations éparpillées, dispersées
dans le temps et l'espace, sont à rassembler. Pour les
réunir, existe-t-il des catégories stables, valables
dans tous les cas et pour tous types d'ateliers? Qui est le plus
apte à les déterminer: les animateurs ou les experts?
Pour notre part, les descripteurs
suivants nous semblent provisoirement les plus opératoires.
Ils sont comme une grille de lecture du travail des animateurs:
-
Comment naît l'idée même d'inventer un
atelier: commande extérieure, auto-prescription, etc.?
-
Comment passe-t-on de l'intuition d'un atelier à l'énoncé
de sa problématique?
-
Comment se formulent les consignes et quels en sont les effets
attendus?
-
Selon quelle nécessité ou logique s'enchaînent
les différentes phases d'un atelier? Et selon quelle dynamique
s'enchaînent les ateliers dans un stage?
-
Comment est pensé le dispositif d'évaluation
avant, pendant, après l'atelier?
-
Quels sont les concepts auxquels le formateur a recours pour
se donner les moyens d'une analyse efficace et adaptée
aux circonstances?
-
Comment sur le terrain se noue le contact entre animateurs
et participants: travail de légitimation, place du relationnel,
place des concepts?
-
Comment sont gérées les productions dans et
après l'atelier d'écriture?
-
Quels référents littéraires ou autres
sont utilisés et à quel moment?
-
Quel est le comportement observable des animateurs pendant
l'atelier?
-
etc.
Dressant cette liste, nous avons
bien conscience qu'elle est incomplète et non exempte d'arbitraire.
Elle laisse dans l'ombre une large part du contexte de l'atelier,
que nous appellerons la situation de travail de l'animateur.
En effet, analyser une animation d'atelier suppose que le contexte
institutionnel dans lequel l'atelier prend place soit analysé
comme un des déterminants. Le travail d'animation est toujours
le résultat d'une rencontre, d'une négociation entre
un sujet (l'animateur avec son histoire, sa formation, son rapport
à la création, son expérience, ses valeurs,
etc.) et une institution. Cette institution, qu'elle soit militante
ou non, définit un cadre de fonctionnement, des normes,
des valeurs, des projets. Dans certains cas, elle passe même
commande, prescrit, achète un travail et attend des résultats.
Le sort des productions,
la signature
Encourager la production d'écrits
ne va pas sans poser la question du devenir des textes après
l'atelier et du devenir-écrivant des participants. Le principe
même du "Tous capables" crée l'obligation
de prendre en compte les productions et d'ouvrir le débat
sur le retravail des textes, leur conservation et leur ultérieure
mise en circulation. C'est toujours un moment de vérité
où l'on vérifie si les participants ont admis l'idée
du "Tous capables". C'est aussi un moment de prise de
conscience que l'activité d'écriture ne se clôt
pas avec la fin de l'atelier ou du texte.
Une nouvelle étape se profile:
celle de la socialisation, de la rencontre avec des lecteurs hors
atelier. Est-on prêt à laisser le texte vivre sa
vie? Si on admet qu'il y a lecteur, on admet qu'il y auteur et
donc ceci renvoie à la nécessité de signer
pour assumer la cohérence du texte. Car "la signature
n'est pas l'appendice personnalisé d'un discours, mais,
comme l'indique J.Rancière, la marque de son identité,
le nom propre qui met ensemble des noms propres et des noms communs,
les mots et les choses, l'ordre des êtres parlants et celui
des objets de connaissance."
Publier en revues
Nos prédécesseurs
"revuistes" et animateurs d'ateliers d'écriture
(Michel Cosem, fondateur de Encres Vives, Michel Lac, directeur
de Rivaginaires, Michel Ducom, éditeur de Glyphes,
Pierre Colin, responsable de Cahiers de Poèmes)
avaient compris avant nous l'importance des revues pour accueillir
des textes nouveaux sans les délais ni la lourdeur de l'édition
classique. Ces revues ont été des lieux de projet
collectif où penser l'après-atelier.
Aussi, dès 1984, nous avons
créé en Provence Filigranes, Revue d'écritures.
Notre visée était (est toujours) de "donner
corps à un pari, celui de publier prioritairement des textes
inédits, le travail d'écrivains encore anonymes,
ou que le marché de l'édition méconnaît".
Reprenant l'expression de Jean Dubuffet, nous voulons promouvoir
les "hommes du commun à l'ouvrage".
La revue publie en novembre 1995
son 33ème numéro. La preuve est faite de la viabilité
économique de ce type de projet éditorial (même
si l'équilibre financier est toujours fragile). Chaque
numéro est construit autour d'un thème polysémique
et inducteur qui nomme une dimension possible et métaphorique
de l'acte d'écrire. Citons à titre d'exemple parmi
les dernières livraisons: "Au pied de la lettre",
"Les faux-pas du temps", "Figures du détour".
L'existence même du thème fédérateur
incite le lecteur à porter son attention plus sur l'écriture
que sur l'identité ou la notoriété des auteurs,
ce qui permet d'accueillir toutes sortes de textes. Autant de
textes réunis, autant de manières de décliner
un même motif, de le mettre en mots. La possibilité
offerte au lecteur de les comparer rend caduque la croyance en
la qualité intrinsèque des textes. Comme dans les
ateliers, c'est l'environnement, la confrontation avec les autres
textes qui leur donne leur valeur. De texte en texte se nouent
des fils qui les rendent lisibles.
(retour
au sommet)
-
3.-
Créativité ou activité
et "efficacité dynamique"?
Nous n'avons pas encore abordé
de front la notion de "créativité" et
cela mérite une explication. En effet, cette notion souvent
invoquée est rarement définie avec précision.
On trouve par exemple: "disposition à créer
qui existe à l'état potentiel chez tout individu
et à tous les âges. Étroitement dépendante
du milieu socioculturel, cette tendance naturelle à se
réaliser nécessite des conditions favorables pour
s'exprimer." (Dictionnaire de la psychologie, Larousse)
Elle est associée à "imaginaire". On parle
de la créativité comme "d'un regard vers
l'avant" ou comme "maîtrise productive
de tâches concrètes".
Ces définitions ne semblent
que partiellement opératoires, voire fortement contestables
quand elles accréditent l'idée d'une disposition
"naturelle" qui serait simplement à stimuler!
Il est plus fécond en revanche de prendre appui sur les
notions "d'activité" et "d'efficacité
dynamique" pour comprendre ce qui est en jeu dans un atelier
d'écriture.
L'activité
Nous avons tenté dans notre
exposé de mettre en lumière à notre manière
l'imbrication de ces trois étages constitutifs de l'activité
dont Jean-Yves Rochex, relisant Léontiev dit qu'il
ne s'agit pas "d'éléments ou de registres
juxtaposés ou indépendants les uns et des autres,
mais de différenciations internes, indissociables, dont
les rapports, les tensions et les discordances produisent et caractérisent
le mouvement de l'activité". Ces trois étages
sont ceux de l'action (l'action d'écrire
vue comme projet et anticipation d'un résultat), du processus (ensemble d'opérations, mise en oeuvre d'outils et
techniques d'écriture au service d'un but - produire un
texte -, en fonction de contraintes matérielles), et des mobiles ou motifs (ce qui incite le sujet à
écrire). La spécificité de l'atelier d'écriture
tient dans le fait que ces trois étages de l'activité
y sont mis en scène (théâtralité de
cette situation), explicités et différenciés
autant que possible (analyse réflexive, écritures
d'accompagnement, etc.). La qualité d'un atelier d'écriture
tient à notre avis dans la conscience qu'animateurs et
participants ont de l'activité et des tensions qui
existent entre ces différents registres.
L'efficacité dynamique
Un atelier réussi est donc
un atelier où les uns et les autres progressent dans la
découverte de leur fonctionnement de sujets, c'est-à-dire
de leur subjectivité. Cette dernière n'est
plus alors ce "moi singulier" supposé déjà
constitué, en attente de mots pour se dire de manière
plus ou moins originale, mais un processus psychique de mise en
relation dynamique. Là où les théories de
la créativité s'appuient sur la notion de "disposition"
(notion dangereuse car statique, n'envisageant que le donné,
ou l'inné) nous préférons parler de dynamique
psychique, de mise en mouvement par le biais d'un dispositif.
Nous revendiquons pour nos ateliers la notion "d'efficacité
dynamique" empruntée à Yves Clot avec ses deux
dimensions de développement "proximal"
(en référence à Vygotski) c'est-à-dire
enrichissement par des savoirs et savoir faire nouveaux et de
dépassement, c'est-à-dire projection, acceptation
de passer du connu à l'inconnu.
Les enjeux de l'écriture
en atelier tiennent moins pour nous dans la production d'oeuvres
nouvelles, inédites, supposées être le fruit
de la "créativité" des sujets, que dans
la formulation par chacun d'objets de travail nouveaux, toujours
imprévisibles et imprédictibles. Par exemple, transformer
tel ou tel aspect de son rapport à l'écriture, traiter
par l'écriture telle ou telle question existentielle relevant
du rapport au monde, aux êtres, à la vie, penser
autrement son métier, etc. C'est souvent dans les propos
tenus pendant ou après l'atelier que se dessinent des résolutions
prises qui dépassent largement l'ici et maintenant de l'atelier.
Il n'est pas rare qu'il faille plusieurs années pour que
les effets du tremblement amorcé dans certains ateliers
fassent écho et nous soient signifiés.
A l'issue d'un atelier, personne
n'affirme avec certitude savoir mieux écrire, mais
chacun a fait au sens fort l'expérience de l'écriture,
chacun s'est exposé à elle et en a tiré
un rapport nouveau, des interrogations nouvelles. Quelle théorie
pourrait rendre compte de cette complexité ?